Concours de nouvelles Animasia 2011


Comme chaque année, Mandorine était partenaire du concours de nouvelles organisé par le Festival Animasia. Cette année, la nouvelle de Céline Roques a remporté l’adhésion du jury. Plongée dans l’ambiance post-apocalyptique de Quantique

Les pas résonnaient derrière moi. A mes côtés, Asaki s’essouffle. Il n’arrivera pas à leur échapper,c’est certain. Mon regard croise le sien. Il le sait. Il me fait signe de continuer sans lui. Mes yeux le fixe une dernière fois. Il me sourit. Comment fait-il pour sourire à celui qui va le laisser mourir, je n’en sais rien. La situation ne me permet pas d’y réfléchir de toute façon. J’accélère le pas. Le sol humide me fait glisser, je tombe. Pas le temps d’être surpris, il faut se remettre à courir. Courir, toujours, ne jamais s’arrêter, sinon, c’est la mort qui vous rattrape. Et déjà, j’entends sa voix derrière moi. Asaki est mort sans bruit, sans même les ralentir. Ils savent que c’est moi la mémoire. C’est moi qu’ils veulent.

Ma fuite est désespérée, il me reste au moins cinq ou six kilomètres avant d’atteindre les bases de la Communauté. Je suis un homme mort. Pourtant, je continue ma course effrénée. L’enfilade de rues pleines de décombres me paraît infinie. Je sens la mort souffler dans mon cou. Je sens ses mains qui me plaquent par terre. Ma tête heurte violemment le sol. Un milicien me tient plaqué au sol. Un second me braque du canon d’un pistolet. Il presse la détente. J’ai quinze ans, et je suis presque mort.

Ma tête retombe sur le sol dans un bruit mat. La milice me fouille. Ils ne trouvent pas ce qu’ils cherchent. Ils pestent, me frappant sans aucun respect. Ils m’insultent. Ma dépouille ne ressemble plus vraiment à l’idée qu’on se fait d’un corps humain. Ils me laissent là. De toute façon, je n’en ai plus pour très longtemps. Je ne sens même plus la douleur, ni mes jambes, ni la moindre parcelle de mon corps. Sans doute ont-ils brisé ma colonne vertébrale. Je ne suis plus qu’un cerveau réfléchissant encore pour quelques instants. Avec un peu de chance, quelqu’un aura accès à ces derniers mots, peut-être que quelqu’un trouvera la puce mémoire qui s’éjectera de mon bras quand j’aurai rendu mon dernier souffle. Quelqu’un trouvera peut-être ce que les miliciens désiraient tant.

C’est drôle, mais, je n’aurai jamais cru mourir ici, dans cette rue dévastée, dans un Tokyo que plus personne ne pense à reconstruire. Je ne serai qu’un cadavre humain parmi ceux de pierre. Pourtant, je rêvai d’une mort plus glorieuse. Pas abattue par une simple patrouille de la milice. Je voulais pouvoir encore mener la résistance, voir un nouvel espoir embraser le Japon, je voulais voir un autre pays. Au final je n’en verrai pas même les fondations.

Cela n’avait pourtant pas si mal commencé. A six ans, alors que mes parents avaient été arrêté par le Gouvernement pour « mauvais comportement », comprenez par là, qu’ils n’avaient probablement rien fait de mal, mais dans le doute, il valait mieux les sacrifier. J’aurai dû être interné dans un centre de la Nouvelle Jeunesse, où on m’aurait formé à devenir le parfait Nouveau Citoyen. Pourtant, lors de mon transfert, j’ai eu la chance de croiser des Passeurs, des gens hors la loi, qui m’ont comme qui dirait kidnappé. A l’époque, je n’avais rien compris de ce qui se passait, j’avais froid, faim, peur, je voulais retrouver ma mère.

Bien sûr, ma mère, je ne l’ai jamais retrouvée. Alors, j’en ai trouvé une nouvelle, moins facile à tuer, moins tangible aussi, et surtout beaucoup moins protectrice : la liberté. Vous devez vous demander comment on peut délirer à ce point. Mais si vous aviez vu les bases de la Communauté, vous comprendriez. Là où j’ai grandi, dans la base que l’on appelait NeoTokyo, nous étions des centaines, des jeunes comme moi, des adultes, des vieillards même qui nous expliquaient ce qu’était le monde d’avant.

Le soir, nous rassemblions tous ensemble, par groupe, chaque soir, une vieille personne nous transmettait son savoir. Nous devions tout retenir. Chaque mot, chaque phrase, chaque souvenir qu’on nous livrait, la moindre de ces choses avait une importance cruciale. Elles nous montraient combien la propagande du Nouveau Gouvernement était fallacieuse. Non ce n’était pas l’ennemi extérieur qui avait causé la fin du Japon, ce n’était pas la troisième Guerre Mondiale, les responsables, c’était nous. Enfin, plutôt nos ancêtres, mais nous conservions en notre sang leurs fautes. Parmi les enfants, j’étais un de ceux qui avait la meilleure mémoire. Je retenais tout, les dates, les lieux, les noms, je trouvais cela amusant. Et puis, j’aimais imaginer comment était notre monde avant. Avant toute cette dévastation. C’était pour moi une sorte d’évasion.

J’imaginais le temps où on pouvait marcher dehors sans porter de masque filtrant, le vent n’était pas acide, l’eau de pluie était froide et ruisselait sur les plantes sans les rendre malades. Il paraît qu’il y avait aussi des oiseaux. On m’a montré à quoi cela ressemblait sur un livre. C’est drôle un oiseau ! C’est plein de choses qu’on appelle des « plumes », et grâce à cela, et plein de choses compliquées, cela peut voler. Comme les avions, sauf que ce sont des choses vivantes. Et leur but n’est pas de détruire les villes. Alors des fois, je me disais que j’aimerai bien être un oiseau. En volant très loin, peut-être que j’aurai trouvé un endroit où la guerre n’aurait pas eu lieu, un endroit verdoyant, il paraît que tout est vert quand il n’y a pas de guerre, et il y aurait plein de gens en pleine santé. Mais rêver, cela ne résout pas les problèmes. Et notre situation de « hors la loi » nous le rappelait très souvent. Chaque jour, plusieurs de nos confrères mourraient pour que la liberté, le savoir, et le libre arbitre ne disparaissent pas. Notre nombre fluctuait. Certains adultes restaient vivants des mois, d’autres disparaissaient quelques jours à peine après nous avoir rejoint.

Je me souviens d’une femme, une très jolie dame. Elle s’appelait Ayako. Elle avait de longs cheveux noirs qu’elle attachait avec une baguette en fer, un accessoire sans doute bricolé mais qui lui donnait un air noble. Elle est de loin la plus belle femme que j’ai jamais vu. J’ai onze ans quand je l’ai rencontré. Et la liberté, c’est elle. Elle avait rejoint le mouvement de la Communauté depuis plusieurs années, elle servait de messager entre les bases. Elle était aussi comme moi, une mémoire, elle conservait tout dans sa tête et à sa mort tout serait stocké sur une petite puce électronique. Je ne l’ai vue que deux ou trois fois. Je ne sais même pas si elle est morte. Je suppose. Autrement, je l’aurai revue. Je crois que j’étais amoureux d’elle. Je n’aurai pas l’occasion de le lui dire. C’est dommage.

Enfin, la vie dans la Communauté, c’était quelque chose. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs d’avant, je me souviens juste d’une vie réglée au millimètre, je me souviens aussi des émissions à la télé qui annonçaient combien d’ennemis du pouvoir avait été tués par nos valeureux soldats. Je me souviens que nous n’avions pas le droit de parler, juste d’écouter et d’obéir. Juste l’Ordre et la Peur. La Communauté, c’est tout le contraire. Je ne sais pas, si c’est parce que nous n’avons plus de famille, plus rien à perdre, plus d’idées préconçues, mais j’ai l’impression que nous sommes plus intègres. Si on veut nous quitter, on le peut. Étrangement, je n’ai jamais vu personne quitter la rébellion. Ici, nous avions le droit d’être nous même. Certains n’étaient pas là pour la liberté de tous, certains étaient juste là pour eux. Certains étaient juste ici pour pouvoir s’aimer sans risquer la mort pour déviance envers les codes. Quand je repense à tout cela, je me demande comment le Gouvernement a pu arriver si facilement au pouvoir.

Pourquoi un humain préfère-t-il donner tout ce qui fait de lui un Homme, plutôt que de voir la vérité en face ? Est-ce si dur que cela d’ouvrir les yeux ? L’humain préfère croire en un régime qui le terrorise et qui du jour au lendemain peut l’assassiner, plutôt que d’avouer ses torts ? D’avouer que toute la guerre est partie d’une seule et unique erreur de leur part, de la part de toute l’humanité, d’avouer que toute leur guerre n’a été qu’une funeste blague, d’avouer qu’au lieu d’affronter la réalité, ils ont préféré la réalité d’un fou. Car il y a toujours un fou pour profiter des faiblesses d’un peuple. Pour promettre des choses. Promettre un avenir meilleur. Promettre qu’après avoir éliminé les membres néfastes d’une société tout ira pour le mieux. Mais tout cela est faux. Rien n’ira mieux avec eux. Il ne font que répéter les erreurs du passé, reconstruire ce qui devrait rester définitivement à terre.

Un soir, une vieille femme nous avait raconté à tous les origines de la Guerre. Tout était parti d’une minuscule erreur, absurde, une prétention de tous les dirigeants des pays du monde : le nucléaire. C’était l’énergie de l’avenir, l’énergie du pouvoir, l’énergie de l’hégémonie. Pourtant, en 2011, c’est cette même énergie qui a tout déclenchée. Ici même au Japon. Suite à une catastrophe naturelle, on avait découvert combien cette énergie au service du peuple pouvait se transformer en une véritable arme. Certes, les japonais de l’époque avaient tout fait pour éviter les problèmes, tous les habitants étaient prêts à se sacrifier pour le pays. Mais à partir de là, tout a été très vite. Tout est rapidement devenu chaos. Il y eut d’abord des attentats aux États-Unis, puis en Europe, puis partout. La confusion était totale. On ne savait plus qui était responsable. Des attentats naquirent des conflits internationaux. De là naquit la Guerre Totale. A nouveau. Pour une troisième fois, l’humanité entière s’entre-tua. Seulement, avec les nouvelles armes, le nucléaire, le bactériologique, vous vous doutez bien que cela ne dura pas aussi longtemps qu’on l’aurait voulu. Cela s’acheva par des champs de ruines à perte de vue. Des pertes humaines improbables. Des continents entiers furent dévastés. Des peuples disparurent en quelques mois. La Terre entière était morte. Tout l’air était vicié, plus rien ne pourrait jamais plus être comme avant.

C’est alors que le Nouveau Gouvernement est apparu. Alors que tout le pays avait perdu foi en lui, que chaque être luttait pour son existence. Ce pays connu pour son sens du sacrifice avait perdu tout honneur, toute fierté, seul restait un bestial instinct de survie. Leur entrée très théâtrale, faisant de ce groupe , celui du sauvetage redonna un faux espoir à la population. Ils ont donc atteint le pouvoir, démocratiquement, comme tous les bons régimes dictatoriaux. Et ils ont reconstruit le Japon que je connais. Celui des ruines, des usines chimiques, des armes, de la répression et de la peur. Les protestations ont été si peu nombreuses, que personne ne les a entendues. Mais de celles ci est née ma vraie famille, ce rassemblement de dissidents, de fous d’après les autorités.

J’ai continué d’apprendre, de mémoriser, de discourir. Les mots étaient nos armes les plus puissantes, depuis le commencement. Au début, je ne comprenais pas comment des mots pouvaient être efficaces, même contre des armes. J’ai vite compris. Les mots, on ne peut pas les parer, on ne peut pas les effacer d’une mémoire, les mots sont éternels, tout comme les idées. On ne peut pas tuer une idée. Et elle nous permet de vivre malgré les privations, la douleurs, et la fatigue. Des idéaux peuvent lier des individus de tous bords. C’est en cela que nous étions forts. Nous savions encore dire les mots liberté, égalité, et justice.

A quatorze ans, j’ai commencé à participer aux projets. Les « missions » de la Communauté vous paraîtront sans doute dérisoires, pourtant, chacune d’elle nous fait avancer un peu plus. Nous cherchons à transmettre un message aux citoyens. Lors des plus grosses missions, nous avons pris d’assaut les radios, et studios de la télévision propagandiste. Parfois nous lancions juste des tracts au travers de la ville. Un message qui ne prend son sens que lorsqu’une personne l’écoute et finit par le comprendre.

Aujourd’hui, la mission n’était pas compliquée. J’en avais déjà fait d’autres de ce genre. J’avais déjà déclamé au mégaphone au dessus d’une rue. Je savais comment m’enfuir. Mais il faut croire que cela n’a pas suffit. Un simple changement, une coïncidence, une erreur, et votre vie fout le camp. Je réalise ça à présent. Tout ne tient jamais qu’à un fil. A une configuration physique incongrue, une configuration parmi des centaines. Qu’est-ce qui a transformé mon enfance de parfait endoctriné en jeunesse révolutionnaire ? Un hasard. Le nucléaire, un tremblement de terre, une guerre, un régime autoritaire. Une suite d’événements, tous plus hasardeux les uns que les autres. Rien de plus. Tout ne part que d’un hasard, puis on donne le sens que l’on veut aux choses. On choisit notre vie. On choisit de se battre ou de rester contemplatif.

Je n’ai pas vécu longtemps. Je ne suis sans doute qu’un jeune chien fou. Mais si vous m’entendez un jour, sachez que je ne regrette rien. J’ai tout donné pour la liberté, j’espère maintenant qu’elle saura me retrouver, et me récompenser.

***

Dans la nuit, les silhouettes se faufilent entre les ruines sans un bruit. Des ombres parmi les ténèbres. Leur course est rapide, stable, confiante. Si on les observe un peu mieux, on distingue une femme, d’âge incertain, tant ses traits sont fins, évanescents, beaux en somme. Elle semble chercher quelque chose parmi les décombres. Son collègue est un homme d’assez grande taille, ses cheveux sont coupés courts, et on peut distinguer une barbe de quelques jours à son menton, sans doute est-il métis. Il finit par interpeller la femme.

Tous deux se penchent vers le corps inerte du jeune garçon. Leurs visages se décomposent. La mort fait toujours son effet, même lorsque vous en avez vu des centaines. Elle ferme les yeux du garçon d’une main délicate.

« Tu le connais ? » lança l’homme.

« Je crois que je l’ai déjà vu. Il était tout jeune si je me souviens bien. Il l’est toujours d’ailleurs. Et le voilà mort. Comme tant d’autres. »

« Tu as trouvé sa mémoire ? »

« Oui, je l’ai. » répondit-elle d’une voix faible.

L’homme se remit en route.

« Ne t’inquiète pas petit. Tout le monde saura ce que tu as fait.» murmura-t-elle en caressant doucement ses cheveux.

« Ayako, dépêche toi, la patrouille de la milice devrait pas tarder. On doit y aller.» lança l’homme, s’impatientant.

La jeune femme se releva, et s’éloigna.

Fin de la coïncidence.