Délivrance de James Dickey


Gallmeister édite Délivrance de James Dickey dans une nouvelle traduction, livre inclus dans la liste des 100 romans du XXe siècle selon Time magazine. Le XXe siècle anglo-saxon, bien sûr. On accepte ce fait comme on veut mais, indubitablement, ce roman est au-dessus de la masse.

Délivrance de James Dickey

Quatre hommes, sous l’influent enthousiasme de l’un d’entre eux, décident de descendre une rivière au fin fond de l’État de Géorgie. (Quand je vous dis « Géorgie », doit spontanément vous venir en tête Georgia on my mind, Autant en emporte le vent, The Allman Brothers, Miss Daisy et son chauffeur…) Il a beau être un des plus peuplés des États-Unis, il possède de vastes contrées inhabitées, et c’est ce que Lewis recherche, le plus aventureux des protagonistes. Descendre une partie de la Cahulawassee (nom donné à la véritable Chattooga) avant qu’un barrage construit en aval n’engloutisse son cours et sa vallée.

Aventureux est peut-être réducteur, en plus d’être incomplet. Lewis au départ de l’aventure horripile ses camarades, car lui seul comprend l’enjeu de se lancer dans quelque chose de relativement inconnu. Homme soucieux de sa forme physique, il dénote par rapport aux trois autres ; ce sont tous des citadins, notons-le, avec familles, emplois plus ou moins plan-plan, leurs conforts matériels. Mais Lewis se démarque par son habileté au tir à l’arc et ses pensées de déclin civilisationnel, qui entraînera l’humanité dans un nouveau statut de chasseur-cueilleur. Il se voit parfaitement prêt à cohabiter avec les autochtones des hameaux consanguins du fin fond des forêts de Géorgie.

Cependant il n’est pas le narrateur : il s’agit d’Ed, ami de Lewis, lui aussi amateur de tir à l’arc. Je n’ai vu le film qui en a été tiré qu’après avoir terminé ma lecture, scénario adapté par Dickey. Bien sûr on ne peut stricto sensu tout placer dans un film, néanmoins la partie narrant la vie quotidienne d’Ed, ses fantasmes au boulot, sa compagne devenue épouse parce qu’il la trouvait convenable à ses goûts et à la suite de sa vie… Tout ceci, je le considère comme indispensable à l’histoire, elle ajoute une plus grande profondeur à son sens même, une percussion qui imprègne davantage le lecteur lorsque la dernière phrase est lue.

Aux frontières du réel

Le film est bon, le livre est grand. Là où le long-métrage n’offre qu’une descente de rivière qui tourne mal, le récit offre de multiples ancrages dans les individus que nous sommes. L’atmosphère qui s’en dégage, non seulement relève d’une maîtrise du contage, mais elle nous rend fébrile. On s’interroge pour savoir qu’est-ce que l’on aurait fait à leur place. Et l’auteur joue insensiblement sur cette tension tout au long du roman. À mon avis on tient là son point fort, c’est-à-dire l’incertitude totale de la survie, se croire à l’abri de concept dont on se croit aujourd’hui faussement épargné.

Délivrance, sans vouloir entrer dans le jeu des comparaisons, m’a semblé cousin d’Au cœur des ténèbres de Conrad. Sauf qu’ici, les personnages descendant la rivière, l’exploration est située à un tout autre niveau. Au lieu de rechercher quelqu’un, Ed finit par se trouver en se confrontant lui-même. Il incorpore la lecture qu’il fait de son périple, se découvrant un fonds bouillant, épuré. À l’inverse de la rivière qui sera engloutie en un lac tranquille, par la construction du barrage, le narrateur aura comme intérieurement une digue qui lâchera. Cette résonance des rapides, l’expérience de n’avoir été qu’une feuille morte dans les tourbillons, Ed ne l’oubliera pas. Lewis non plus.

L’histoire que raconte Délivrance est d’un symbolisme tout à fait particulier, aux États-Unis ; la maison d’édition Gallmeister ne s’y est pas trompé. Les renvois aux pionniers, la notion de frontière (frontier) propre à la colonisation progressive de l’espace américain, Délivrance en offre un écho qui n’a pas échappé au lectorat étasunien, lors de sa parution. Le genre littéraire du Nature writing, qui m’était – je dois le confesser – totalement inconnu jusqu’à présent, détient avec Délivrance un représentant de haut vol. L’aspect thriller psychologique devrait achever de vous convaincre !

Délivrance

de James Dickey

Gallmeister

336 pages, 23€60

2013

Traduction de Jacques Mailhos