Eat me, drink me


« Begin at the beginning, » the King said gravely, « and go on till you come to the end: then stop. »

(Alice’s Adventures in Wonderland, Chapter 12)

Au commencement, donc, un chef d’œuvre de littérature enfantine. Fin 19e, Charles Lutwidge Dodgson, alias Lewis Carroll, invente une histoire rocambolesque pour divertir les filles Liddell : les aventures d’Alice, petite fille étourdie et rêveuse, dans un pays étrange et effrayant, Wonderland. Un jour d’ennui profond, Alice voit passer devant elle un lapin en redingote et le suit dans ce monde étrange qu’est le pays des merveilles. Elle y rencontre des personnages saugrenus et des situations absurdes vouées au non-sens…

Alice

« J’étais bien mieux à la maison… Je ne passais pas mon temps à grandir et rapetisser, il n’y avait pas de souris ou de lapin pour me donner des ordres… Comme je regrette d’être entrée dans ce terrier ! »

Avant de me plonger dans l’Alice de Burton, j’aurais pu me replonger dans la version originale. J’aurais pu, mais j’ai choisi l’Alice de Xavier Collette, publiée chez Drugstore. Ce très bel objet à la couverture toute douce et aux accents gothiques nous présente une Alice brune, comme l’était la vraie Alice, Alice Liddel. Le scénariste, David Chauvel, est resté fidèle à l’histoire originelle. Alice poursuit le lapin blanc, tombe dans le terrier et se retrouve devant les immenses portes du pays des merveilles. La jeune fille y rencontre le Ver à Soie, la Reine de Cœur, le Chapelier et le Lièvre de Mars, sans oublier le chat de Cheshire.

Pour sa première bande dessinée, Xavier Collette place la barre très haut. Ses illustrations sont tout simplement sublimes. Le visage d’Alice est très expressif, il ressemble à s’y méprendre à celui d’une adolescente d’aujourd’hui : le minois tour à tour boudeur, étonné, triste et amusé est très vivant, il nous fait oublier qu’il s’agit d’une représentation sur papier. Le plaisir du lecteur est d’autant plus grand que le travail d’édition de ce roman graphique est très réussi. Une fois la couverture toute douce ôtée, on découvre le sourire du chat de Cheshire en vernis sélectif sur fond noir… Côté intérieur, on reste sur une BD à l’occidentale « classique », mais le découpage est original et dynamique, il épouse le rythme de l’histoire, souligne la tension et l’angoisse d’Alice, tout en mettant en valeur les magnifiques illustrations de Xavier Collette. Son trait est fin, il joue avec la lumière de manière subtile, les couleurs sont profondes… et il réussit le pari de conserver l’aspect sombre du conte de Lewis Carroll. Et pour ceux qui tomberont amoureux du style de cet ouvrage, Drugstore propose de très jolis fonds d’écrans Alice au pays des merveilles sur leur site…

Influences

Au fil du temps, donc, l’Alice de Lewis Carroll est devenue plus qu’une simple histoire pour enfant. Sa galerie de personnages complètement loufoques et son univers à la fois poétique et effrayant en ont fait un mythe, une œuvre culte pour tous les amateurs d’étrange et d’histoires fantastiques. Pour s’en convaincre, il suffit de lister quelques artistes qui se sont librement inspirés de la petite fille rêveuse : Miyazaki, les Beatles, CLAMP, Neil Gaiman, Marylin Manson, Cradle of Filth, les frères Wachowski, Bob Dylan… Liste non exhaustive et complètement subjective. Des tas de cinéastes se sont lancés dans des adaptations, y compris Marylin Manson, pour qui Alice semble être une véritable obsession, puisqu’il prépare sa propre version filmée de l’histoire, Phantasmagoria.

Disney a bien entendu créé sa propre adaptation animée. Plutôt réussie, d’ailleurs, mais édulcorée par rapport à l’œuvre originale. Il y manque la touche de noirceur et d’angoisse ressentie à la lecture du roman. On attendait donc une adaptation plus sombre, plus profonde. En somme, on attendait la version de Burton, depuis trop longtemps peut-être…

De Disney à Burton

Tim & Alice. Du taillé sur mesure. Un réalisateur loufoque et torturé au service d’une histoire complètement folle. Avec un budget à la hauteur des ambitions 3D du réalisateur. Autant dire que je trépignais d’impatience.

Techniquement, c’est sublime. Fidèle à l’œuvre de Lewis Carroll, avec des touches de flore burtonnienne comme on les aime. Des couleurs partout, des costumes plutôt réussis, et une BO de Danny Elfman à la hauteur de l’œuvre, comme toujours. C’est baroque et gothique à la fois. L’univers ensuite. Comme si l’on regardait Alice de l’autre côté d’un miroir déformé. Alice n’a plus 10 ans, mais 19. Elle a tout oublié de sa précédente visite dans ce monde étrange. La fête du Chapelier toqué et de son Lièvre de Mars s’est transformée en fin de nuit glauque. La forêt a été dévastée par la reine rouge sur un coup de colère, la Reine Blanche s’est retranchée dans ses pénates. La Reine Rouge décapite tout ce qui bouge et habite un château entouré de douves dans lesquelles flottent les têtes de ses victimes. Elle joue toujours au croquet avec des flamants roses en guise de maillet et des hérissons en guise de balle mais a décapité son mari. Alice va devoir se faire violence et combattre ce monarque sanguinaire.

J’aurais pu dire que ce film est délicieusement gothique… Il ne l’est pas assez. Je reprochais la même chose à Charlie et la chocolaterie : tant qu’à être goth, autant y aller à fond. Il manque la touche de folie et d’humour noir de Beetlejuice et le désespoir d’Edward aux mains d’argent. Johnny Depp est certes excellent et très classe en Chapelier toqué complètement désabusé, mais, au final, il s’agit d’un rôle qu’il connaît par cœur. J’avais été plus impressionnée par son rôle de « méchant » dans Sweeney Todd, car il y composait véritablement un personnage nouveau pour lui. La réelle réussite du casting reste Helena Bonham Carter, épouse du réalisateur tout bonnement ahurissante dans son rôle de reine sanguinaire, odieuse et hideuse. Quant à la Reine Blanche, complètement perchée à force de bonté, elle confirme ma théorie concernant les contes de fées : les méchants y sont vraiment plus intéressants que les gentils, que j’ai très souvent envie de gifler, tant ils sont lisses et trop « parfaits ». Les autres personnages sont cela dit assez réussis, à part peut-être la souris, qu’on croirait tout droit sortie d’un autre Disney… C’est au final le véritable problème du film. Il a été produit par le géant de l’animation. Burton n’a donc pas été réellement libre sur ce projet, et ça se ressent. Là où il aurait injecté une bonne dose de noirceur et d’humour caustique, Disney a du lui suggérer d’ajouter quelques bons sentiments. D’où la présence au générique d’Avril Lavigne et de Tokio Hotel pour compléter la BO de Danny Elfman. Mes oreilles en saignent encore. C’est probablement le seul moment du film où j’ai eu envie de pleurer…

Heureusement, on y retrouve quand même quelques touches déviantes et autres détails glauques réjouissants. Burton semble en vouloir aux yeux de ses personnages… Si l’ablation d’un œil est une image qui vous révulse, évitez ce film… Autre chose, l’Alice de Burton est profondément féministe : pas de mariage arrangé, pas même de coup de cœur pour un personnage du pays des merveilles, Alice tracera sa voie seule, comme bon lui semble. La fin est quelque peu incongrue, mais, au fond, pourquoi pas ? Le seul problème pour moi se trouve dans la scène de happy end obligatoire pour tout Disney. Pour finir, cette Alice m’a un peu déçue, mais un film de Burton, même moins bon que les autres, reste quand même un foutu événement. Et un bon film.

Alice in Wonderland par Tim Burton
En salle depuis le 24 mars 2010

Alice au Pays des Merveilles

de David Chauvel et Xavier Collette

Drugstore

15€

10 mars 2010

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