Éloge de la Folie


Si j’emprunte son titre au célèbre ouvrage du père du protestantisme, c’est surtout parce que je veux réfléchir à ce que la folie a de nécessaire pour la pensée. La chronique qui suit se veut avant tout une réflexion subjective, superficielle et sans prétention sur le rapport entre les différentes façons de raisonner, en s’appuyant entre autres sur des œuvres de fictions.

 

Nobody expects the Spanish Inquisition

La folie dans je veux parler ici est la folie en tant que pensée marginale, c’est la folie sous l’angle de la violation des normes sociales et de la pensée commune. Autant dire que cette notion évolue beaucoup en fonction de l’époque.

La folie, comme la sorcellerie, englobe beaucoup de chose qu’aujourd’hui on explique autrement. Que ce soient la schizophrénie, l’autisme ou d’autres handicaps et pathologies, la folie en était le résumé général et péjoratif.

Mais la folie, en plus d’avoir cette dimension de topique littéraire, est assez séduisante je trouve. Le fou dans la littérature est souvent celui qui détient la vérité, tel un Cassandre, personne ne le croit parce qu’il est fou, mais il dit presque toujours la vérité et ce que les autres ne veulent pas entendre. Le fou du roi est celui qui peut se permettre de critiquer le souverain sans qu’il y ait d’autres conséquences. On appelle fou et on parle de folie dès qu’un discours ou une action va à l’encontre de la « normalité » et du courant des bien pensants. Or, l’Histoire nous démontre que c’est souvent ceux qu’on traite de fous qui font avancer les choses et révolutionnent notre monde.

 

D’Ockham à Arkham en passant par Rackham c’est ma came

Mais passons par un peu de théorie un poil rébarbative mais nécessaire pour comprendre les deux grands modes de pensée que je distingue.

Le Rasoir d’Ockham, nom plutôt cool mais assez sybillin, est le nom du raisonnement linéaire. Essayons de mieux comprendre cette théorie attribuée à Guillaume d’Ockham, moine franciscain et philosophe du XIVe siècle. Je vais vous épargner la citation latine d’origine pour me concentrer sur ce que la notion implique. En version très simplifiée la formulation pourrait être la suivante : « les hypothèses les plus simples sont les plus vraisemblables ». Petite phrase simple mais qui est à la base du raisonnement scientifique et des sciences modernes en général. Elle est un des fondements de l’empirisme anglo-saxon, on peut aussi l’appeler principe de simplicité, principe de parcimonie ou principe d’économie. La réponse la plus simple est la meilleure. La première fois que j’ai rencontré cette notion c’était dans une série américaine et elle était énoncée comme ceci : « si tu entends des sabots, tu penses cheval, pas zèbre. » Le Rasoir d’Ockham est le mode de raisonnement que l’on nous enseigne par défaut à l’école. Le question/réponse avec réponse unique. Un processus linéaire schématiquement vertical.

think-9-points

Sans lever le crayon, comment relier les 9 points à l'aide de seulement 4 traits droits qui se touchent ?

D’autre part il y a la pensée divergente aussi appelée pensée latérale ou horizontale. La pensée divergente, c’est la capacité à formuler un grand nombre de réponses à une seule question et à considérer et interpréter cette question sous plusieurs angles différents. c’est donc une pensée non linéaire et multiple. Mais attention il ne faut pas la confondre avec la créativité qui peut en découler mais n’est pas obligatoire dans la pensée horizontale.

J’ai d’abord pensé que le Rasoir d’Ockham était l’anti-pensée latérale, mais si on y réfléchit, elles ne sont pas opposées mais bien complémentaires. Dans la première le raisonnement est ultra-cartésien et pragmatique, toutes les hypothèses fantaisistes sont rejetées. Dans le second le raisonnement est multiple, libre, sans limitations, toutes les hypothèses sont valables. En fait la pensée divergente peut être un préambule à la pensée convergente du Rasoir d’Ockham. Une autre façon d’appeler la pensée divergente, non-conventionnelle est l’expression « Thinking outside the box ». L’expression fait référence au problème des 9 points et à sa solution qui est l’exemple le plus connu de changement de perspective caractéristique de la pensée divergente.

 

We don’t need no education

Histoire que la pensée divergente soit bien claire, prenons un exemple tiré du livre Breakpoint and beyond de George Land et Beth Jarman.

Ils ont demandé à un groupe d’enfants quelles étaient les différentes utilisations possibles d’un trombone de bureau (paperclip en anglais). Une personne normale peut trouver entre dix et quinze utilisations différentes et une personne est considérée comme un génie quand elle capable de trouver plus de 200 utilisations possibles. Le raisonnement basique (qui découle du Rasoir d’Ockham) nous permet d’envisager la normalité et ses 10 à 15 solutions alors que la pensée divergente ouvre des perspectives quasi-infinies.

Si on en reste au raisonnement standard, le trombone sert à attacher des papiers, des choses plates, éventuellement pour crocheter une porte (comme dans beaucoup de films et séries) ou comme cure-dent, etc.
Mais la pensée divergente, qui se caractérise par une liberté totale, va remettre en question la matière du trombone, sa taille, le contexte ou l’univers dans lequel on souhaite l’utiliser, etc.

L’expérience de George Land sur les enfants a été réalisée sur plusieurs années et sur un même groupe. La première fois, les enfants n’avaient que trois ans, la deuxième fois ils avaient une dizaine d’années et la troisième fois une quinzaine d’années. La première fois le pourcentage d’enfants qui entraient dans la catégorie « génie » était de 98%, la seconde fois de 30% et la troisième de 20%. Ces enfants ne se sont pas abrutis au fil du temps, ils ont été éduqués. Le système scolaire qui nous apprend à penser à la façon du Rasoir d’Ockham uniquement, nous bride dans notre réflexion. Attention je ne remets pas en question tout le système éducatif mais je mets le doigt sur une évidence et constate un fait. Le système éducatif implique un formatage de la pensée, une sorte d’uniformisation et de paradigme. Les règles sont importantes mais elles poussent à une pensée linéaire à tendance très verticale.

 

Poursuite triviale de l’article édition Genius

Mais tout l’intérêt des règles c’est qu’on peut les briser en pensant différemment, passons donc à des exemples et au fun, après toute ces théories.
Dans l’Histoire, on peut citer au moins ces deux exemples célèbres de pensée divergente. Le premier est la légende d’Alexandre Le Grand et du nœud gordien, nœud impossible à défaire de manière méthodique et qu’Alexandre à tout simplement tranché !
Le second exemple inévitable est l’anecdote de l’œuf de Christophe Colomb. Pour faire court, lors d’un repas en présence du navigateur Christophe Colomb, un invité aurait voulu minimiser l’importance de la découverte du Nouveau Monde en disant : « Il suffisait d’y penser. ». Pour répondre à cette provocation, l’explorateur proposa un défi à ses convives. Il leur demanda de faire tenir debout un œuf dur dans sa coquille. Personne ne réussit, sauf Christophe Colomb, qui écrasa simplement l’extrémité de l’œuf. Il s’écria alors : « Il suffisait d’y penser ! ».

Ce sont là, à mon sens, deux exemples de pensée latérale plutôt pertinents. Dans le premier cas surtout, on a traité le roi de Macédoine de fou, et Christophe Colomb de sont côté a aussi connu les quolibets de ses contemporains avant sa découverte. Mais on peut inclure dans la pensée divergente une bonne partie des grands inventeurs et penseurs de l’Histoire. Les crises hallucinatoires de Rimbaud ; les phases maniaco-dépressives de Goethe ; l’angoisse de Munch ; la dépendance aux drogues de Coleridge, Baudelaire, Cocteau ; les frasques caractérielles de Michel-Ange ; les tendances suicidaires de Gauguin, Van Gogh, Woolf ; l’effondrement de Nietzsche ou Camille Claudel ; la schizophrénie d’Artaud ; la dépression de Beethoven ou Wittgenstein : en littérature, en peinture, en musique, on pourrait allonger à l’infini la liste des personnalités d’exception chez qui génie et folie se sont côtoyés. La magie créatrice se mêle alors à la mélancolie, à la manie, au délire. Du premier homme qui a inventé la roue à Einstein en passant par Edison, Newton, Marie Curie ou Galilée, tous en allant à l’encontre de la pensée conventionnelle et en sortant des sentiers battus, ont changés notre façon de voir notre univers.

 

It’s not Lupus

Histoire de rentrer dans le monde de la fiction, mentionnons pour l’anecdote qu’Umberto Ecco, dans son célèbre Le nom de la Rose, a donné à un des personnages principaux le nom de Guillaume de Baskerville, hommage à la fois à Guillaume d’Ockham< et au Chien des Baskerville de Sir Arthur Conan Doyle, père de Sherlock Holmes. Il me semble intéressant de le mentionner, car certains des meilleurs exemples de pensée convergente (Rasoir d’Ockham) et divergente viennent de romans policiers et de films policiers, par extension.

Revenons à Sherlock Holmes, il apparaît comme l’archétype de la pensée convergente. Seuls ses indices le conduisent à ses conclusions, il est l’observation, la logique et la déduction empirique incarnée. Mais cette extrême attention pour les détails, son coté un peu asocial et sa dépendance à la drogue l’inscrivent comme un être à part, un marginal, très proche de son ami Watson et un peu fou sur les bords. Éléments grandement développés dans les adaptations récentes du personnages et qui le placent dans la pensée divergente également.
Son pendant littéraire, sans être pour autant opposé, est le Père Brown de Gilbert Keith Chesterton. Ce détective se base plus sur la psychologie, la nature humaine et l’intuition. Il part de ce qui semble illogique et surnaturel pour arriver à une réponse rationnelle et logique. Sa pensée est plus divergente, moins centrée sur les indices. Il extrapole plus pour un résultat équivalent.
Le précurseur de ces deux grands investigateurs est sans doutes le Chevalier Dupin de Edgar Allan Poe. Il est un juste milieu des deux précédents, il va partir des indices pour pousser sa pensée dans l’irrationnel jusqu’à arriver à une réponse on ne peut plus rationnelle, comme c’est le cas dans le célèbre Double assassinat dans la rue Morgue.
On pourrait citer bien d’autres détectives issus de la littérature mais je pense et j’espère que ceux précédemment cités ont illustrés les deux modes de pensée, et la frontière très subtile qui existe entre les deux.
Pour parler de ces deux notions dans les séries US, bizarrement, je ne vais pas commencer avec une série policière mais avec la plus « policière » des séries médicales à savoir House M.D.. Les propres créateurs du personnage reconnaissent qu’ils se sont inspirés de Sherlock Holmes sur bien des détails de la série.
La série Castle exploite aussi directement l’idée de pensée divergente, en mentionnant ouvertement la notion de « thinking outside the box », penser en dehors de la boite littéralement, mais penser d’un point de vue différent surtout. Fringe, plus que tout autre série, est basée sur la pensée divergente, puisque le concept même de la série est le traitement d’affaires en marge de la Science par un savant fou.
Je sais que nombre de nos lecteurs sont friands d’illustrés nippons, je vais donc faire référence à deux exemples, parmi tant d’autres, tirés de ce média. Tout d’abord dans Hunter X Hunter, le personnage de Gon Freecs est un bon exemple de pensée divergente. En plusieurs occasions, c’est en pensant différemment qu’il se sort lui et ses amis de situations apparemment inextricables.

Que ce soit directement ou indirectement de nombreuses séries font appelle au Rasoir d’Ockham et au « thinking outside the box ». Grey’s Anatomy, Law and Order, Esprits criminels, Endgame, The Finder, Les Experts (C.S.I.), Monk, Psych, Urgences, etc. Je ne vais pas toutes les citer mais qu’elles soient médicales ou policières, elles utilisent toutes ces deux modes de réflexion.

J’enfonce certes des portes ouvertes, c’est comme si je disais « elles utilisent des mots, des sons, des images etc.», je ne fais que pointer l’évidence pour en faire des exemples.

 

Smart is the new sexy

Toujours de l’ordre de l’évidence, on peut dire que l’humour utilise souvent la pensée divergente. Souvent, ce qui est drôle l’est parce que c’est une façon décalée de voir les choses. Tous les détournements qui sont devenus très visibles sur le Net dernièrement sont souvent très drôles et font appel à la pensée divergente. Pour le reste on va laisser le décryptage des mécanismes du rire à Bergson et les détournements à 9gag et autres bouffeurs de temps.

Dernièrement, même les grandes compagnies et les publicitaires se mettent à promouvoir la pensée divergente. Par exemple, Nissan a sponsorisé un jeu vidéo de simulation de course automobile (Gran Turismo). Dans la foulée, elle a lancé une compétition sur ce jeu, le gagnant aura la chance d’intégrer l’écurie Nissan des 24H du Mans. Lucas Ordoñez, un jeune geek espagnol, a gagné et, après une petite formation pour apprendre le pilotage IRL (dans la vraie vie), il a été recruté, fort de son approche différente de la course. Et contre toute attente et dans l’incrédulité générale, l’écurie a remporté les 24H du Mans. Philips aussi, avec son slogan « Express Yourself Everyday« , veut nous vendre des rasoirs électriques, en nous suggérant de changer le monde en cassant les codes de celui-ci.

Le détournement est d’ailleurs très lié au monde des nouvelles technologies puisque la définition même du hacker est qu’il s’agit d’un bidouilleur qui utilise un objet, appareil ou programme pour une action non prévue à l’origine pour celui-ci. Le hacker n’est pas simplement un pirate informatique, un grand méchant qui veut détruire le monde – comme le laissent entendre certains médias -, mais un libre penseur qui fait avancer les choses. Comme pour tout, il existe une différence entre les hackers qui ont une vision positive et éthique dans leur démarche et ceux qui se servent de leurs connaissances pour de mauvaises raisons, mais c’est un autre débat.

Beaucoup de choses que nous utilisons maintenant au quotidien sont issues du hacking. Citons en vrac l’Internet, le MP3, Firefox, Linux, le GPS, Wikipédia, etc.
Des sites comme Wikileaks et Openleaks, qui prônent la liberté d’expression en centralisant l’information, sont la preuve récente que le hacking est nécessaire, mais que, comme disait Stan Lee à travers son personnage Spider-Man, « un grand pouvoir implique de grandes responsabilités ».

Le concept de hacker est lié à l’ère technologique mais leur mode de pensée est le même que celui qui a permis les grandes avancées de l’Humanité. La créativité est avant tout un acte de rébellion, de subversion, pour vraiment être créatif il faut briser les règles, ignorer les stéréotypes et les conventions. Si on ne lutte pas contre les idées reçues on n’est pas vraiment créatif. Analyser toute l’histoire de la pensée humaine serait trop fastidieux mais disons que si on se penche sur la question, tous les fous et tous les rebelles de l’histoire on fait avancer les choses.

Tous les « misfits », ces décalés et inadaptés sociaux sont des pionniers, l’expression dit que nul n’est prophète en son pays, on pourrait ajouter que nul n’est prophète dans son époque. Les scientifiques étudient de très prés le cerveau des autistes de haut niveau, des schizophrènes et des Asperger, mais aussi, dans la mesure du possible, de tous les grands génies ; et ce parce que comprendre leur fonctionnement nous permettrait des avancés majeures dans la compréhension de notre monde.

 

Folie et grandeur

On a déjà traité sur ces pages des prodiges dont sont capables les autistes. Leur handicap leur fait voir le monde tel qu’il est et non tel qu’il nous apparaît à nous, à travers le prisme de notre vécu. Ce handicap leur permet en contrepartie de voir le monde différemment, la configuration si particulière de leur cerveau leur permet de pousser leur imagination au delà de notre compréhension.

Einstein disait voir le monde à travers les yeux de son enfance. Boulet, à ce sujet, a dessiné plusieurs petites histoires qui illustrent la différence entre le monde des adultes et celui des enfants. Pour résumer je dirais que, contrairement aux idées reçues, les enfants ne sont pas vraiment créatifs, la créativité est quelque chose que les adultes font mieux, mais ce sont les enfants qui vont avoir l’imagination de faire vivre les personnages, de leur faire vivre différentes aventures dans différents mondes et en mélangeant les univers. Les enfants sont de véritables punks, ils partent de ce qu’ils connaissent et le réinventent sans aucun complexe et préjugé. Ce ne sont pas des enfants qui ont inventé, Narnia, Harry Potter, Le seigneur des anneaux, Peter Pan, etc. Mais Son Goku qui se bat contre Obélix au milieu du Pays Fantastique pour une histoire d’insultes anti-mutants à l’encontre de Spider-Man, c’est typiquement une histoire d’enfant : aucune limitation, juste du fun.

Donc soyons fous ! Brisons les règles ! Pensons différemment ! Voyons le monde à travers nos yeux d’enfant ! Le monde a besoin de toutes les façons de penser… mais surtout des déviantes. Les libre-penseurs, les fous et autres doux dingues sont ceux qui rendent le monde meilleur, plus facile et amusant à vivre et qui le font avancer.