La bande dessinée est Charentaise


La Charente, région mondialement connue pour ses conducteurs talentueux, son alcool au nom franchouillard, ses pantoufles confortables et ses gisements du crétacé l’est aussi pour un évènement de petite ampleur regroupant une poignée d’éditeurs de fanzines ainsi que la crème de la bande dessinée mondiale. Comme tous les ans donc la bédé devient pour quelques jours une citoyenne Angoumoisine à part entière. A cette occasion des hordes de visiteurs, dont quelques mandoriniens, déferlent sur la riante cité charentaise pour arpenter force stands et expos, pour se ruiner dos et portefeuille, pour obtenir dédicaces et crobards d’auteurs plus ou moins épuisés par leurs folles nuits de VIP. La routine quoi.

 

Art au sommet du Neuvième

Cette année le FIBD met en valeur un sacré poids lourd de l’illustré mondial, en la personne de Art « seul auteur BD a avoir jamais eu le Pulitzer » Spiegelman. Homme de goût, auteur de grande valeur, le père de Maus devra trancher dans une sélection de 58 ouvrages contenant du vieux roublard, un bon nombre de récits « tranche de ma vie/d’Histoire/des deux en roman graphique », mais essayant comme chaque année de proposer un certain éclectisme. Décryptage fruité de quelques bribes de cette sélection. Oui, seulement quelques bribes. Si un millionnaire généreux (cheikh Quatari, hacker ayant fondé un empire du téléchargement ou Anne Sinclair), traîne dans le coin nous serions ravis de sa contribution pour que l’année prochaine, au grand soulagement de l’humanité, nous puissions chroniquer l’intégralité de la sélection. Et ne me parlez pas de service presse, je suis trop feignant.

 

Pas lu, pas pris

Pour commencer un peu de speed-chronique. C’est pas qu’on a peu à en dire, c’est qu’on a pas lu. Ce qui n’en freinerait pas certains me diriez-vous. Nous emploierons donc à cet effet un très scientifique méthode dite de « l’extrapolation à partir des auteurs qu’on a déjà lus ». Bref, cette année sont sélectionnés quelques habitués de ce type d’honneurs, comme Daniel Clowes, Bastien Vivès et son Polina, Frederic Peeters, qui se replonge dans une saga SFilosphique après son formidable Lupus avec Aâma 1, L’odeur de la poussière chaude, l’excellent Blutch (ancien président et sélectionné, encore une affaire révélée par Médiapart?) avec Pour en finir avec le Cinéma, sans oublier le baroudeur Joe Sacco et son Reportages (aucun rapport avec Charles Villeneuve). Au rayon « je suis curieux de voir ce que ça donne », nous avons un Manu Larcenet dessinant un tome de Valérian, Coucous Bouzon, vision absurde du monde de l’entreprise par Anouk Ricard, Habibi de Craig Thompson, dont on attendait quelque chose depuis le mélancolique Blankets, Portugal de Cyril Pedrosa, qui après les aventures oniriques de Trois Ombres revient au récit intimiste étalé sur un gros pavé, ou Alec, compilation de la bio dessinée d’Eddie Campbell, précurseur en la matière et au passage dessinateur du monumental From Hell.

 

Pour ne pas mourir idiot

Ankama s’est joint à la tendance actuelle de compiler des blogs à succès en proposant un premier tome de « Tu mourras moins bête, mais tu mourras quand même » issu de la publication en ligne homonyme de Marion Montaigne. Ces planches ainsi compilées nous présentent dans cette itération, qui en augure d’autres si le succès est au rendez vous, la rubrique de prof moustache, une femme bien entendu, qui décrypte un certain degré de geekitude les travers des séries, films ou autres à travers des billets remplis d’humour bien renseigné. Gros guns, chutes en avion, homme de l’Atlantide, ou bombe H, vous apprendrez dans ce tome spécial « La science, c’est pas du cinéma » comment briller en société. Instructivement amusant.

Tu mourras moins bête, T1 La science c’est pas du cinémaMarion Montaigne
Ankama
15 €

 

Goûte, ‘dedieu!

L’ami Étienne Davodeau est depuis un certain temps un des auteurs « sociaux » les plus intéressants. A travers divers ouvrages, seul ou en collaboration (Rural!, Les mauvaises gens, Un homme est mort), il a réussi à brosser un portrait de la société française contemporaine avec un style tout en simplicité qui n’en est pas moins touchant. Sa dernière parution, Les Ignorants, ne déroge pas à la règle. Conservant comme lieu d’action son natal et bien aimé Maine-et-Loire, il s’est lancé dans un échange de bons procédés avec Richard Leroy, un vigneron : pendant un an, ils vont se plonger dans le métier de l’autre de façon en se suivant dans toutes les étapes de la conception de leur art respectif. Ces béotiens vont alors se livrer à des activités qui leur étaient jusqu’ici inconnues : taille, entretien, concepts de la biodynamie, vinification pour l’un, lectures de chevet, rencontres d’auteurs et conception d’un livre pour l’autre, autant d’expériences où ils vont finir par trouver des convergences sur l’amour du travail bien fait. Comme a son habitude, Davodeau mène ça à un rythme tranquille mais sûr et déroule un récit plein de chaleur et d’humanité, voire de philosophie, dont le cœur sont les personnages et non l’histoire.

Les ignorantsEtienne Davodeau
Futuropolis
24,90 €

 

Tabernacle du temple de Jérusalem

Guy Delisle, canadien Formidable dont on avait déjà parlé ici voit également son Chroniques de Jérusalem en sélection officielle. Caste fort peu nombreuse comprenant deux personnes (Leonard Cohen et lui), il défend fièrement l’honneur du pays à la feuille d’érable, pourtant plus dégradé que la note de la France par ses multiples chanteurs à voix. Pour cela il a deux armes, son crayon et un sens de l’observation bienvenu. Ce qui lui permet d’observer les us et coutumes d’un pays au cœur d’un des plus vieux conflits de la planète avec un œil candide mais lucide. La politique et l’histoire sont pour lui un profond mystère, qu’il laisse à sa femme, humanitaire pour MSF, ou pour toute bonne âme voulant lui expliquer le pourquoi du comment de ce sac de nœuds. Lui c’est les petites histoires qui l’intéressent, les anecdotes d’une société aussi bariolée que truculente, pittoresque ou inquiétante. Et nous avec. Au passage vous pouvez lire ou relire Pyongyang, qui bien mieux qu’une thèse en politologie permet de comprendre la délirante société Nord Coréenne et permet d’apprécier sous un autre angle les scènes d’hystéries aperçues lors de la mort de Kim Jong Il.

Chroniques de Jérusalem – Guy Delisle
Delcourt
25,50 €

 

Air charentaises

Il a déjà été en ces lignes question d’un sujet encore douloureux chez nos voisins ibères, la guerre d’Espagne. Conflit fratricide, ayant durablement divisé le pays en deux camps radicalement opposés et ayant débouché sur une période de dictature de près de 40 ans, le sujet reste encore sensible. L’art est bien entendu un milieu qui a su se saisir de cette époque. Mais la plaie restant ouverte, il a toujours été difficile de ne pas se défaire d’un certain manichéisme, l’émotion ou l’idéologie empêchant d’avoir le recul suffisant. C’est paradoxalement lorsqu’on a osé aborder le conflit par d’autres aspects qu’on a pu voir la guerre d’une autre manière, que ce soit en la télescopant avec d’autres genres (fantastique, humour absurde) ou d’autres médiums moins orthodoxes.

Le neuvième art n’est pas en reste et possédait déjà une œuvre forte, en l’occurrence Paracuellos, récit d’une enfance sous les débuts du franquisme, une Guerre des boutons version noire et hardcore. A cela vient aujourd’hui s’ajouter une nouvelle pierre à l’édifice qui vient confirmer la noblesse des phylactères quand il s’agit de raconter Histoire et histoires. L’art de voler, prix national de bande dessinée chez nos voisins en 2010, rentre sans problème dans la catégorie des œuvres qui réussissent cela avec brio. Mélangeant la minutie des reconstitutions des scènes d’un Joe Sacco et la charge émotive, due au caractère familial de l’histoire, d’un Maus (le président y sera-t-il sensible?), le volume conséquent obtenu (dans son édition originale, puisque la française a été incompréhensiblement compressée dans un format « bd intello ») nous offre un cours magistral sur l’histoire et la société espagnole des soixante dernières années.

Antonio Altarriba, auteur du scénario, a pour cela entrepris un travail de deuil assez particulier après que son père, héros du récit, a mis fin à ses jours. A partir de ce drame intime, il a décidé de remonter le fil de sa vie pour honorer sa mémoire, mais aussi pour la conserver. Il se glisse alors dans la peau de son géniteur, lui donne la parole pour qu’il déroule les souvenirs d’une vie qui n’a rien eu de facile, où un choix idéologique pour un idéal a abouti à une vie d’exil, de frustrations et de petites humiliations dans la société des franquistes vainqueurs, et où au final la liberté ne peut s’acquérir qu’en se lançant dans le vide pour enfin voler. Poignant et un peu démoralisant, mais enrichissant.

L’art de voler – Antonio Altarriba, dessins de Kim
Denoël Graphics
23,85 €