L’aérotrain fantôme, une histoire beauceronne


Imaginez… En plein milieu d’une vaste étendue plane, crevant l’horizon, des pylônes de béton qui soutiennent une voie en T renversée. Cette voie paraît bien ancienne, mais elle ne semble plus être utilisée. D’ailleurs, vous ne voyez pas de machines dessus. Et vous vous dites : « C’est le monorail de Springfield ! ». Sauf que nous ne sommes pas dans une ville fictive, mais en France, dans la campagne de la Beauce, à quelques kilomètres d’Orléans.

 
Beaucoup de touristes ou d’automobilistes de passage se demandent ce que cela peut bien être, cette construction à l’abandon dont on ne comprend pas très bien l’utilité. Ce sont les derniers vestiges visibles d’un moyen de transport révolutionnaire, conçu dans les années 1960 et qui n’a pas eu de suite dans le pays. L’aérotrain.

 

Jean Bertin, à lui de vous faire préférer le train

Pour comprendre la création de l’aérotrain, il faut se pencher sur la situation ferroviaire du pays dans les années 1960. A cette époque, le TGV n’existait pas encore, les trajets en train étaient plutôt longs et les trains Corail n’avaient pas encore été créés. Il fallait trouver un moyen d’améliorer les temps de parcours afin de proposer une alternative crédible à l’avion, dont les temps sont imbattables mais le billet bien trop cher. C’est dans ces conditions qu’un ingénieur français, Jean Bertin, un ancien de la SNECMA, s’intéresse de très près à cette problématique. Bertin et sa société ont déjà développé des engins utilisant la technique du coussin d’air comme les naviplanes, des bateaux sur coussin d’air. Il va décider d’appliquer ce système à la terre ferme, en imaginant un véhicule propulsé par hélice (puis plus tard par un réacteur) et se déplaçant sur coussin d’air. Selon l’ingénieur, un tel véhicule avançant sur son propre rail pourrait atteindre des vitesses élevées et permettrait de tisser un réseau de transport performant. Puis il faut avouer qu’avec la création d’un train sur coussin d’air, on se croirait presque dans un roman de Jules Verne.

Jean Bertin, créateur de l'aérotrain

Jean Bertin, créateur de l’aérotrain

En 1963, Bertin présente une première maquette de l’aérotrain, le nom qu’il a donné à ce moyen de transport du futur. Le journal France-Soir daté du 15 décembre 1963 s’en fait l’écho plutôt enthousiaste.

Voici le train de l’an 2000. Mi-chemin de fer, mi-avion ; entre ciel et terre, il glissera à 400 km à l’heure sur une piste dont il sera isolé par un matelas d’air. Un rail de béton, sur lequel il se tiendra à cheval, assurera une totale sécurité. Ce train à wagon unique, contenant 100 à 150 passagers, mettra Lyon à une heure de Paris.

La société Bertin se met au travail, en construisant deux aérotrains expérimentaux en 1965 et 1967, plus petits que la version définitive prévue. Une voie d’essai à même le sol est construite entre les villes de Gometz-la-Ville et Limours, dans l’Essonne et une campagne d’essais est menée, campagne concluante puisqu’en 1967, le ministre de l’équipement Edgar Piasini passe commande d’une voie grandeur nature implantée dans le Loiret, près d’Orléans. Entre temps, sur la voie de l’Essonne, l’aérotrain expérimental 1 atteidra la vitesse de 345 km/h dès 1967, et 422 km/h pour l’aérotrain expérimental 2 en 1969.

 

Et j’entends siffler l’aérotrain

Les premiers des 500 pylônes de l’aérotrain se profilent dans le ciel de la Beauce
Les 120 ouvriers qui, sous la direction de l’ingénieur Boutaud, fabriquent dans l’usine créée à proximité de la gare de Chevilly (Loiret) les éléments de béton de la voie aérienne du premier tronçon de l’aérotrain, ne chôment pas et, déjà, se profilent dans le ciel de la Beauce, les pylônes de soutènement de ce moyen de transport futuriste, dont l’achèvement consacrera la place de choix que détient la France au palmarès des transports collectifs à très grande vitesse.

La Nouvelle-République, 12 septembre 1968

C’est en septembre 1969 que la voie grandeur nature est opérationnelle et que les essais commencent. Elle mesure alors 18 kilomètres, s’élève à 5 mètres au dessus du sol et est soutenue par de nombreux poteaux, tranchant avec le paysage plat qui constitue la campagne dans cette région de la France. Elle part du village de Saran et rejoint celui de Ruan, traversant la forêt d’Orléans. Un centre de maintenance est également construit, complétant les installations. Les essais vont se dérouler jusqu’en 1974 et vont attirer du monde, puisqu’il était possible de prendre place dans les navettes expérimentales pour tester ce train du futur.

Deux modèles vont parcourir la voie d’essai orléanaise. Le premier, l’aérotrain I80-250, est encore conçu avec une hélice. Il sera remplacé en 1973 par l’aérotrain I80-HV, qui sera muni d’un réacteur comme ceux que possédaient les avions type Caravelle. C’est ce modèle qui va établir le record de vitesse de l’aérotrain : 430,2 km/h. A ce moment, c’est la vitesse la plus élevée connue sur rail. Après de nombreux pourparlers et tergiversations, un projet projet d’aérotrain commercial est officiellement signé le 21 juin 1974. Une ligne va être construite pour relier la ville de Cergy au quartier de la Défense. Enfin, on allait pouvoir utiliser ce moyen de transport innovant en service commercial !

L'aérotrain sur la voie orléanaise

L’aérotrain sur la voie orléanaise

Quelques semaines plus tard, le 17 juillet 1974, coup de théâtre : l’État annule le projet, trouvant de trop nombreux défauts à l’aérotrain, le plus important étant celui de la construction d’infrastructures qui ne sont pas compatibles avec d’autres moyens de transports et qui paraissent sincèrement inesthétiques. Oui, c’est seulement après plusieurs années de tests qu’on considère que des pylônes de cinq mètres de haut sont inesthétiques. Vous la sentez, l’excuse toute faite pour abandonner le projet  ?

Les efforts de Bertin pour promouvoir son bébé furent vains puisqu’en septembre 1975, le président Valéry Giscard d’Estaing annonce que pour la liaison Paris-Lyon, c’est la solution de la SNCF, le Train à Grande Vitesse, qui est retenue. La suite est digne des plus grandes tragédies : Jean Bertin meurt en décembre 1975 à l’âge de 58 ans et les essais, financés sur les fonds de la Société des Amis de Jean Bertin, furent arrêtés en 1977, faute d’acheteurs. C’est ainsi que l’aventure de l’aérotrain prend fin.

 

C’est un complot, un coup des Francs-Maçons !

Cependant, encore aujourd’hui, ce moyen de transport fascine toujours autant, et nombre sont ceux qui mettent l’arrêt de l’aérotrain sur le dos du président Giscard d’Estaing, à l’instar de Jean Cayla, un ingénieur du projet :

« Le projet a bien marché tant que de Gaulle et Pompidou étaient au pouvoir. Avec Giscard d’Estaing, les opposants à cette invention, des gens dépassés par l’innovation, ont torpillé l’aérotrain. Le 17 juillet 1974, je me souviens, on a annoncé par téléphone à Bertin la fin de son invention. Soudain, l’aérotrain était devenu trop cher, trop bruyant et trop gourmand »

Libération, 25 mars 1992.

Pour d’autres, c’est un lobbying important de la SNCF qui aurait fait pression pour que l’on abandonne l’aérotrain au profit du projet TGV, bien plus intéressant pour la société nationale des trains. En tout cas, c’est ce qu’affirme Michel Guérin. Il est maire de la ville de Saran, où passe l’ancienne voie d’essai, mais aussi cheminot retraité, et avait fondé une association de sauvegarde de l’aérotrain. Il affirme notamment :

« À l’époque de l’expérimentation de l’aérotrain, la SNCF avait pris des parts dans l’affaire, non pas pour soutenir le projet, mais pour le fliquer ! »

Libération, 5 août 2009

En parrallèle de ces hypothèses de complot au somment de l’État, un fait troublant s’est déroulé en 1992, soit plusieurs années après la fin des essais de l’aérotrain. Le dernier véhicule ayant circulé sur la voie d’Orléans était entreposé à Chevilly et Michel Guérin voulait établir à Saran un musée consacré à l’aérotrain. Ce dernier modèle aurait dû prendre place dans ce musée. Cependant, le 24 mars 1992, il prend brutalement feu et est totalement détruit par les flammes, faisant disparaître l’un des derniers symboles de l’aventure. Et pour Michel Guérin, c’est un acte criminel :

« Il a fallu 100 litres de kérosène pour l’incendier. Vous n’allez pas me dire que ce sont des gosses qui ont fait ça ! »

Libération, 5 août 2009

Aujourd’hui, le long ruban de béton est toujours présent dans la campagne près d’Orléans, n’ayant pratiquement pas bougé, à part en 2009 lorsqu’on a détruit une portion de l’ouvrage pour faire passer une autoroute. Un projet de panneaux solaires installés sur le rail a vu le jour, mais il a été mis en sommeil. Cela coûterait trop cher pour le détruire totalement. Alors, on le laisse tel quel, alimentant pour encore longtemps la fameuse question : « Mais qu’est-ce que c’est que ces pylônes ? »

monorail

Une vue des voies de l'Aérotrain près d'Orléans

Une vue des voies de l’Aérotrain près d’Orléans

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Pour aller plus loin :

  • Jean Bertin & Raymond Marchal, L’aérotrain ou les difficultés de l’innovation. Un livre écrit en partie par le père de l’aérotrain et qui reste le livre de référence sur ce sujet.
  • Aérotrains et Naviplanes, le site le plus complet.
  • aérotrain.fr, avec de belles photos et un forum.
  • L’aérotrain, un autre site intéressant.
  • Et enfin, l’article Le rêve brisé de l’aérotrain, publié dans Libération du 5 août 2009.