Le Sanglot des Cigales, Hinamizawa le village maudit


Il y a quelques mois, j’entendais parler d’un visual novel du nom d’Higurashi no naku koro ni qu’on m’avait vendu comme le meilleur d’entre-eux. Déjà adapté en anime et remasterisé dans la langue de Shakespeare, il était temps de m’y pencher. Après mes aventures sur If My Heart Have Wings, je ne pouvais que me réjouir. Je connaissais maintenant les codes du genre, je pouvais bien faire un pas de plus vers le soi-disant Saint Graal. En plus de ça, j’apprenais sa traduction en français et qu’il dispose d’une démo pour s’y essayer. Il y a de quoi partir confiant. Mais pourquoi donc un « livre interactif » semblant aussi bon n’a pas eu plus de retentissement ? Les raisons m’échappent encore mais j’allais apprendre à connaitre celui qu’on nomme en français : Le Sanglot des Cigales.

Visual Novel : un livre 2.0

Je ne vous refais pas le cours sur le visual novel, sachez seulement que le terme s’emploie pour les jeux narratifs qu’on trouve sur PC au Japon depuis des décennies et qui arrivent au compte-goutte chez nous pour le grand public depuis peu de temps. Coucou le crowdfunding. Pour rendre le tout moins austère, ces jeux vous gratifient souvent d’une bande-son, de visuels et de doublages. Dans le meilleur des cas.

sanglot des cigales

Pour Le Sanglot des Cigales, c’est un peu différent. Déjà parce que l’acception de visual novel colle mal à l’œuvre. On lui préfère le nom de sound novel. Pourquoi ? Pour la pauvreté de ses graphismes et l’importance accrue accordée à son ambiance et à sa bande-son. Et autant vous dire que sur ce point, il déconcerte. En premier lieu par son character design (des poings carrés qui rappellent les premières heures de la 3D dans le jeu vidéo) puis graduellement par sa beauté cachée qui révèle un charme tout particulier. Une histoire d’habitude, de compréhension et de fascination qu’il a exercé sur moi. Un dessin qui s’explique en partie parce que ce jeu a été réalisé en 2006 par un homme : Ryukishi07, aidé de son frère et d’un compositeur principal. Des artistes faisant partie de cette fourmilière méconnue qu’est le milieu amateur japonais, véritable culture parallèle appelée littéralement doujin. Un amateurisme qui se révèle étonnant et qui ne reflète nullement un travail perfectible. Si le sujet vous intéresse, il y a un tas de gens qui en parlent mieux que moi à commencer par ce site.

Il est maintenant temps pour moi de vous expliquer, pourquoi, malgré son statut de jeu « amateur », Le Sanglot des Cigales est un des meilleurs jeux narratifs au monde.

Le poids des maux

Le jeu vous plonge en été 1983 dans le village rural fictif de Hinamizawa au Japon. Vous suivez la nouvelle vie de Keiichi Maebara, un adolescent fraîchement débarqué. Il se lie rapidement d’amitié avec un groupe de filles de sa classe et occupe son temps autour de divertissements et de défis en tout genres quand arrive un événement qui bouleverse le récit, la fête du village commémorant le dieu local. Depuis quelques années déjà, pour des raisons diverses, est retrouvé un corps sans vie au lendemain de la cérémonie de Purification du Coton. Simple coïncidence ou véritable malédiction ancestrale ? Le jeu se compose de deux parties de quatre actes, chacun eux-même composés de chapitre et de petites histoires déblocables au fur et à mesure. A l’heure où j’écris ces lignes, j’ai terminé la première partie. Les Internets ont l’air d’accord pour dire qu’il se finit en 45 heures. Tout dépend de votre rythme de lecture. Si je décide d’en parler maintenant c’est que le jeu se compose bel et bien de deux parties distinctes : les quatre chapitres de l’Arc des Questions et les quatre derniers de l’Arc des Réponses. Deux œuvres qui mériteraient d’être discutées séparément. Il est maintenant temps de vous préciser ce que contient le jeu.

sanglot des cigales

On est loin du confort optimum de lecture mais on s’y fait.


 

Lorsqu’on commence Le Sanglot des Cigales, il est assez facile de comprendre qu’on est loin d’une simple histoire d’un lycée de campagne. L’ambiance de la scène introductive passe d’ailleurs pour une mise en garde pour quiconque serait hostile à la violence et au sordide. Car oui, Le Sanglot des Cigales est un récit avec une ambiance morbide qui en veut à votre psyché. Tout y est suggéré, donc vous n’aurez jamais sous les yeux ce qui est crûment décrit. Ce qui en fait une de ses forces. Ceci dit, l’histoire se déroule finalement très simplement dans le premier acte. Il est même clairement écrit pour identifier un peu tous les personnages et mettre en place un terreau très fertile pour la suite de l’aventure. Volontairement très différents dans leurs caractères, il est plaisant de voir interagir les protagonistes dans la joie et la bonne humeur. Les musiques sont d’ailleurs clairement là pour la souligner : rythmées et vivantes, elles ne m’ont pas toutes été agréables à force de répétition mais il est malheureusement impossible ne serait-ce que de la réduire. Dommage. Et tant mieux en même temps, puisqu’elle fait véritablement le sel qui accompagne la pièce du boucher. Soyez-en sûr. Passés les premiers chapitres et l’ambiance estivale du village qui vit au son des cigales, le ton se radicalise progressivement en entrant dans le sujet préoccupant, à savoir l’enquête autour d’un meurtre et ce qu’il implique pour la vie de Keiichi et des villageois en général.

Seules les cigales savent

À partir de maintenant il est compliqué de vous en dire plus tant l’œuvre fourmille de détails cruciaux et de scènes qui méritent une récompense en or massif que je ne désire aucunement vous révéler au risque de vous gâcher de très bons moments. Sachez seulement que c’est un puzzle scénaristique qui va en se densifiant et donne une impression géniale de vivre un feuilleton digne d’Agatha Christie qui aurait rencontré une monographie ethnologique barbare. C’est organique au point de ne plus vouloir s’arrêter de lire passé les cinq premières heures. Et vous aurez envie de savoir. Car si le premier acte donne à voir et à comprendre la structure de l’histoire, il ne livrera qu’une infime bribe de ce qui vous attend. Vous devrez alors tirer vous-même les conclusions face à cette intrigue qui ne révélera pas tous ses secrets. D’ailleurs, chacun des quatre premiers actes explorent volontairement l’histoire de manière différente en vous questionnant sur les raisons de ce drame qui entache une communauté. Si le premier acte fait l’effet d’une bombe pour le premier contact que l’on a avec le jeu, avec tout ce qu’il peut donner à voir d’effroyable et de fou, le deuxième acte approfondit une qualité scénaristique indéniable avec une intrigue plus dense qui fascine et désarçonne par la complexité des liens qui unissent les villageois de Hinamizawa. Si vous êtes encore scotché, attendez de lire le troisième acte qui a bien l’intention de vous faire vivre, encore une fois, des moments pénibles et vibrants laissant impuissant face aux événements relatés. Le quatrième acte conclut admirablement une enquête décidément brillante avec un regard plus analytique fouillant alors d’autres enjeux pour la seconde partie du jeu.

Le Sanglot des Cigales ne peut pas vous laisser indifférent. Je ne peux qu’applaudir devant un récit aussi poignant qui m’aura fait ressentir des émotions d’une rare intensité. Il est aussi fascinant de voir à quel point je me suis imprégné mentalement de l’ambiance de certaines scènes, comme quand on lit un livre, accentuant ainsi leur efficacité sur mon psychisme. Il incarne véritablement une œuvre généreuse, polymorphe et torturée, entre le roman policier, le school life et le drame psychologique, baignant dans l’immersion visuelle et sonore du jeu vidéo. Et même si les dessins de moindre qualité peuvent rebuter, il faut bien évidemment aller au-delà de la première impression pour comprendre où réside la force de ce titre. Son histoire complexe faite de faux-semblants, de mensonges et de rebondissements fait du Sanglot des Cigales un monolithe noir du visual novel. Un indispensable.

Si vous voulez en savoir plus sur le formidable travail de traduction entrepris pour la localisation française, je vous conseille de regarder une des interviews de Pierre Bancov.

P.S : j’ai commencé le prologue de la suite nommée sobrement Le Sanglot des Cigales R (l’arc des Réponses). Je ne vous cache pas mon envie de m’y replonger le plus rapidement possible pour avoir le fin mot sur l’épais mystère qui entoure le village d’Hinamizawa et pour revenir vous en parler avec passion dans ces colonnes.

 
 
Le Sanglot des Cigales
07th Expansion
Traduit en français par Pierre Bancov
19,90 euros