Le Seigneur des porcheries


Dans le Midwest étasunien, abruti de bigotisme, d’alcool et du poids de la communauté, survit John Kaltenbrunner. Éreinté dès son plus jeune âge par une pléthore de catastrophes, brutales, constantes, Kaltenbrunner va fomenter une révolte avec la portion la plus méprisée de sa ville, à savoir ses collègues éboueurs. Premier roman, réécrit pendant des années, de Tristan Egolf, Le Seigneur des porcheries fait preuve d’une maestria étonnante pour décrire cette région des États-Unis, qu’il a lui-même (trop) bien côtoyée.

 
Une connaissance m’a donné ce livre, tandis que nous devisions tranquillement littérature, chez lui, autour d’un verre de rhum de vingt ans d’âge. (J’ai conscience de planter un décor bourgeois, mais ça ne va pas durer.) Je lui évoquai le tragique de l’histoire de John Kennedy Toole quand il s’est précipité vers sa bibliothèque. « Lis ça, mec » me lança-t-il de la voix de quelqu’un qui revenait d’une expérience sortant de l’ordinaire. Ce qui est le cas.

« Punaise, encore un désespéré ! » pensais-je en rentrant chez moi, pas très assuré. Je n’imaginais pas la bombe que j’avais dans la poche. Egolf s’est tiré une balle à 33 ans, peu après avoir terminé son troisième roman. Et dans son premier, le récit raconte la vie de John Kaltenbrunner, selon le point de vue d’une des personnes ayant fait partie de l’équipe des éboueurs de la ville de Baker. Je n’irais pas jusqu’à dire que ce personnage était surdoué, mais plutôt doté d’une volonté absolument incroyable.

Une spirale infernale

Le roman est découpé en quatre parties. La première raconte l’enfance de Kaltenbrunner – si l’on peut qualifier d’enfance ses premières années. Cataclysmiques, ces premières années. Voilà ce qui a sauvé Kaltenbrunner : un instinct de survie combiné à une farouche détermination de survivre à la ville de Baker. La Corn Belt est imbécilement intraitable. Tristan Egolf prend son temps, de façon délicieuse, pour assembler la bêtise crasse, d’une mécanique simple et méchante. Le destin se met à battre régulièrement le personnage principal jusqu’à l’étourdissement et l’assaut de sa ferme.

Lorsqu’il a purgé sa peine, John revient en ville. Trois ans ont passé, tout le monde l’a oublié. Dernier obstacle avant l’anonymat : un conseiller social de réinsertion un poil coincé.

« À cet instant, John perdit complètement la tête. […] En effet, il plongea par-dessus la table, attrapa une poignée de cheveux du diplômé, qui se mit à hurler comme un cochon qu’on égorge, et lui écrasa la figure sur le bureau […]. Il hurla qu’ils pouvaient le renvoyer sur la rivière, qu’ils pouvaient le jeter en prison, qu’ils pouvaient traîner son nom dans la boue à travers toute la ville, mais que jamais en une centaine de milliers de siècles il n’accepterait de signer ce pécu. C’était hors de question. Il faudrait qu’ils l’abattent d’abord. Ce papier, ils pouvaient le tailler en pièces, le brûler, le déchirer et se le carrer – l’expédier avec la vipère, toutes les harpies de la vallée et l’Église elle-même […] jusqu’à la lune. Il ne le signerait jamais. »

Goûtant une vie monocorde entre l’usine locale et un bar, il échoue finalement dans la soi-disant lie de Baker : la décharge. C’est à ce moment qu’il va se révéler un Alexandre le Grand à l’envers, c’est-à-dire misanthrope, taciturne, néanmoins toujours aussi volontaire au mal, génial dans ses inspirations. Il avait eu un tracteur, appelé Bucéphale, dans sa Macédoine de ferme ; il aura une armée de camions-poubelles dans la ville de Baker. Les « torche-collines » comme sont surnommés les éboueurs, vont tout simplement oublier peu à peu de « torcher » la ville. Et ce sont des légions de vermine qui envahiront la bourgade.

Le détritus, sens propre et figuré

Le spectacle est ébouriffant. Egolf sait monter la sauce. Il prend un plaisir malin à faire vivre aux persécuteurs de véritables calamités dignes des plaies d’Égypte. Il fait montre de talent à cerner la violence – qui n’est pas seulement physique, comme l’extrait ci-dessus le laisse croire, mais verbale, comportementale, morale même. Fléau traditionnel de Baker, l’inceste rend débile, aux deux sens du terme, et c’est ce qui menace les individus reclus sur eux-mêmes. Quand les peurs de bouger, d’aller vers l’autre, de connaître et reconnaître la différence étreignent les gens, on aboutit à cette dépression humaine sur la carte de l’œkoumène.

Cette leçon de vie, où tout ce qui dépasse doit être rasé, Egolf l’a gardée en lui pour mieux la combattre dans ses écrits. Le Seigneur des porcheries est une brique jetée dans la vitrine de la médiocrité. L’auteur qui à 22 ans s’envola pour Paris, grattant sa guitare dans des bars et sur le Pont-Neuf, fut repéré par la fille de Patrick Modiano, hébergé par lui. Egolf en revanche décéda dans ce sud honni des États-Unis. Si l’on veut qu’un auteur mette beaucoup de soi dans ses textes, il est possible qu’il n’ait pas pu s’extraire de ce maelström à temps.

 
le-seigneur-des-porcheriesLe Seigneur des porcheries. Le temps venu de tuer le veau gras et d’armer les justes de Tristan Egolf
(Lord of the Barnyard. Killing the Fatted Calf and arming the Aware in the Corn Belt, titre original)
Traduit de l’anglais américain par Rémy Lambrechts (1998)
Folio, 2000
608 pages, 8.60€