La Conjuration des imbéciles


Monument de la littérature américaine contemporaine, La Conjuration des imbéciles, de John Kennedy Toole, a mis une dizaine d’années à sortir du placard, avant de remporter le prix Pulitzer et de se vendre l’année à sa parution à plus de deux millions d’exemplaires. Le tragique est qu’en 1981, cette reconnaissance fut posthume. Toole, convaincu qu’il ne percera pas en littérature, met fin à ses jours en 1969. On ne peut que regretter ce que l’auteur ne pourra écrire, tant ce qui a été édité de lui est grand, spécialement La Conjuration des imbéciles.

Ma rencontre avec Ignatius O’Reilly, le personnage principal de La Conjuration des imbéciles, s’est produite un jour d’anniversaire, lorsque j’ai vu le livre être offert à une amie. Qui n’a pas aimé ledit bouquin, mais ça, hein, c’est son opinion ! Le livre était déjà dans ma (très, très) longue liste de récits à lire, mais l’apercevoir de visu l’a en quelque sorte fait grimper au sommet de mes acquisitions.

L’antihéros par excellence

Mon amie n’a pas aimé le livre, donc. Pour être plus précis, elle a détesté le personnage d’Ignatius O’Reilly. Il est clair que ce jeune trentenaire, habitant une bicoque de La Nouvelle-Orléans dans les années 60, est antipathique. Antipathique dans la bouffonnerie, sachant qu’il ignore être la bouffonnerie même. C’est un antihéros, un des plus grands antihéros de la littérature. J’appelle une réussite artistique quelque chose ou quelque personnage qui parvient à vous faire ressortir une ou plusieurs émotions. Certains pourraient citer Heathcliff de Brontë, d’autres la Zazie de Queneau, d’autres encore Poil de Carotte, Son Goku, ou le narrateur de Fight Club

Ignatius O’Reilly est un personnage entier, et c’est un mastodonte. Sens propre et figuré : il est obèse, à force de rester vautré dans son canapé en robe de chambre, à s’empiffrer devant la télévision. Il possède une très haute estime de lui-même, qui va de pair avec son langage soutenu, héritage d’une éducation chez les bonnes sœurs et d’un passage à l’université. Son hygiène est déplorable, non pas que ça le dérange de jouer à la baleine dans sa baignoire pendant une heure, mais disons qu’entre ses rares excursions dans la salle de bain, ses draps ont pris un coup. J’en passe et des meilleures. Rien que les deux premières pages décrivent l’accoutrement du bonhomme, et c’est déjà un poème.

La Ville par ses habitants

L’intrigue, ou plutôt l’évolution d’Ignatius et de ses rencontres, tient à ce que sa môman, chez qui il végète, le sermonne pour trouver du travail. En particulier quand cette dernière doit rembourser une dette à la suite d’un accident de voiture. Alors, Ignatius se lève en grommelant. Et accrochez-vous, car la galerie de portraits qui s’ouvre à la suite de la démarche d’Ignatius est cosmopolite. À l’image de la ville de Toole, La Nouvelle-Orléans, festive, délurée, caractérielle et carnavalesque ! La somme est trop fantasque et trop jouissive pour que je vous coupe la joie de la découverte, tant ces personnages sont hauts en couleurs. Sachez seulement qu’en se télescopant, tous participent à l’œuvre, lui offrent des moments inoubliables, tant pour vos neurones que vos zygomatiques.

Le livre a eu plusieurs tentatives d’adaptation au cinéma. La prochaine, si elle se concrétise, devrait voir l’un des acteurs de Very Bad Trip, Zack Galifianakis, se glisser dans la peau d’Ignatius. Je pense qu’il a le bon profil, ça reste à voir. Comptez sur Mandorine pour vous tenir informés.

À noter la traduction, qu’à mon goût je trouve géniale. Jean-Pierre Carasso (aucun lien avec le gardien du FCGB) a produit un travail remarquable, a restitué la drôlerie fine de l’auteur et je sens qu’il s’est bien amusé ; une intuition. Un petit mot également sur La Bible de néon (lien probable avec le Neon Bible du groupe Arcade Fire), texte de Toole écrit à 16 ans, qui démontrait déjà une ahurissante maîtrise de la narration. C’est l’autre texte jamais publié de Toole.

conjuration-des-imbeciles-1018La Conjuration des imbéciles est entré dans ma (très, très) courte liste de livres considérés comme la crème de la crème. C’est ce genre de livre qui, si vous le lisez en tant qu’écrivain, vous assomme et vous dégoûte un instant, pour la raison implacable que quelqu’un a écrit un récit aussi grandiose. Et que vous arrivez après ça. Mais vous relevez le défi. Le défi d’écrire un jour, peut-être, un texte de cette valeur, et d’une deuxième lecture.

 
 
La Conjuration des imbéciles (A Confederacy of Dunces) de John Kennedy Toole
Traduction de l’anglais (américain) par Jean-Pierre Carasso (1981)
Version poche chez 10|18