L’Homme qui tombe


Dieu est mort?

Depuis le 5 mars 2012, le collectif Crypsum adapte sous forme de pièce l’œuvre de l’américain Don DeLillo, L’Homme qui tombe. Un groupe de gens se retrouve lors d’une « réunion », pour se souvenir et évoquer  le 11 septembre. Comment l’ont-ils vécu, qui ont-ils perdu ? De là, nous entrons dans leurs vies, depuis le jour J, l’heure H, où les tours sont tombées.

Le collectif Crypsum, fondé en 2003 à Toulouse, est un regroupement d’artistes qui œuvre à l’adaptation et à la représentation théâtrale de textes non destinés à la scène. Cette année, en partenariat avec l’OARA (Office Artistique de la Région Aquitaine), le TnBA et l’Escale du Livre, ils ont choisi d’adapter le livre de Don DeLillo.

 
Dans la salle du Molière-Scène d’Aquitaine (180 places), le public prend place tranquillement, alors que les 5 comédiens, déjà sur scène, mangent autour d’un petit buffet, discutent, nous regardent, mettent en place des chaises, le tout sur un titre de Kylie Minogue. Sur le buffet, on ne peut s’empêcher de voir deux tours, mais il s’agit un gâteau fait de bonbons. Les 2 tours symbolisent bien sûr le World Trade Center. La musique s’arrête, et de là commence une réunion type Alcooliques Anonymes, mais qui concerne l’évocation de l’état d’esprit de ces gens, qui ont été touchés de près ou de loin par la chute des tours, en étant témoin, proche d’une victime, ou survivant. Les questions : pourquoi est-ce arrivé ? Dieu existe-t-il et est-il mort ce jour-là, pour avoir laissé une telle horreur arriver ? Chacun s’exprime, ils se disputent même, ils temporisent (le personnage joué par Jérôme Thibault évoque que l’on parle de deux tours tombées alors que des millions d’enfants meurent en Afrique…), puis on passe à un autre tableau, un autre chapitre.

Nous entrons dans leur vie. Avec une mise en scène vidéo, soit un écran de télévision de part et d’autre de la scène, ainsi que la toile de projection centrale, nous visionnons des images de l’attaque des tours. Un homme apparait derrière la fumée et les cendres, un homme avec une sacoche rouge. Sur scène, il rentre dans l’appartement de son ex-femme, perdu, traumatisé. On comprend qu’il a trouvé cette sacoche au milieu de la catastrophe, et l’a récupéré, il ne sait pas pourquoi. Il réussit à trouver sa propriétaire, qui est aussi une survivante. Et il y a ce couple d’ami, qui a un fils traumatisé par l’évènement, qui cherchent à comprendre.

De multiples points de vue ressortent de ce texte. Tous ces personnages tombent, donc. Il y a ceux qui, perdus, cherchent à retrouver la banalité de la vie, ceux qui se demandent s’il vaut mieux l’individualité ou le groupe, c’est-à-dire la famille et s’y accrocher, ceux qui fuient la situation et qui se réfugient dans un univers à part, sous les traits des jeux à Las Vegas. Ils cherchent comment se reconstruire, comment aborder le sujet avec les enfants. Et nous y découvrons une forte critique de la société contemporaine. L’Homme est continuellement terrorisé, il a peur de vieillir, de mourir, de perdre de l’argent… Et il en devient individualiste, il est obsédé par un paraître, il fait des amalgames, et voue un culte à l’image.

Ce culte est d’ailleurs relayé par les vidéos. Ils regardent continuellement la télévision, les informations qui relaient leurs propres vérités, les images en boucle du 11 septembre. Certaines vidéos sont au demeurant pleines d’humour, avec une version très ironique des Feux de l’amour par exemple. Un humour qui allège la situation, nous ramène vers de l’humain. Il y a le miroir également, à travers lequel ils cherchent à paraitre, pour finalement mieux se dévoiler. En cultivant ce paraitre, ils cherchent à tenir le coup, ne pas flancher, malgré la chute.

Les terroristes sont également représentés, ils ont la parole. Pour montrer leurs raisons et ancrer une réalité encore d’actualité. Pour évoquer aussi les amalgames – « tous les musulmans sont terroristes » – et pour souligner le rejet de leur culture. Lors d’une scène, un personnage se plaint qu’une voisine écoute de la musique orientale aussi fort, au vu des « circonstances ».

L’être humain vit aujourd’hui dans une société qui a peur. Peur de tout, et qui cherche à le cacher. La vie n’est que fiction, à l’image de cette vidéo des Feux de l’amour, nous refusons de vivre dans la réalité, pour survivre. Voilà un point de vue très vif de notre vie contemporaine, très sombre également, et passionnant, en fait. La mise en scène donne un lien perpétuel entre chaque groupe de personnes, montrant que nous sommes tous pareils, même si nous faisons croire le contraire.

Une belle mise en scène, un bon jeu des comédiens, une pièce à ne pas rater, elle fait réfléchir et nous n’avons pas le temps de nous ennuyer. Alors que l’œuvre de Don DeLillo donne des noms à ses personnages, le collectif, lui, a choisi de ne pas nommer les siens. Une meilleure façon de s’identifier, et finalement, de se remettre en question?

 

L’Homme qui tombe
du 27 au 30 mars
au Molière-Scène d’Aquitaine à Bordeaux. 1h20.
Entre 5 et 13 euros la place.

Adaptation d’Olivier Waibel, mis en scène par Olivier Waibel et Alexandre Cardin.
Avec Alexandre Cardin, Anne Charneau, Miren Lassus Olasagasti, Maïa Ricaud et Jérôme Thibault

 
Et aussi :

L’Homme qui tombe de Don DeLillo
Éditions Actes Sud
304 pages, 8,50 €