Quartier lointain de Jirô Taniguchi : salut, l’artiste.


Mise à jour du samedi 11 février 2017 : c’est avec beaucoup de tristesse que nous apprenons aujourd’hui le décès de Jirô Taniguchi, à 69 ans. Plutôt que de vous proposer une rétrospective morbide de sa carrière, nous préférons vous proposer de relire nos chroniques émerveillées de son œuvre. Celle-ci se penche sur Quartier Lointain, mais vous pouvez également lire notre chronique du Journal de mon père ci-après. Salut, l’artiste.

Cet article a été publié pour la première fois le 6 août 2009.

Jirô Taniguchi

Hiroshi Nakatana est un salaryman terne et sans perspectives. Un jour, il prend un train pour rejoindre sa femme et ses deux filles à Tokyo après un repas d’affaires bien arrosé et se trompe de destination. Le wagon le conduit vers Kurayoshi, sa ville natale. Il n’y est pas revenu depuis plusieurs années. Avant de rentrer à Tokyo, il erre dans la ville, laissant ses pas le guider vers la rue de son enfance, puis vers le temple où repose sa mère, décédée 23 ans plus tôt. Son recueillement le plonge dans un profond questionnement sur sa vie, les souvenirs de son enfance remontent, notamment celui du départ brutal de son père, l’été de ses 14 ans. Lorsqu’il rouvre les yeux, il ressent un changement en lui, inexplicable.

 

« Mon corps ! Il était plus léger ! J’ai perdu l’équilibre et me suis retrouvé par terre. Qu’est-ce que je fiche avec un uniforme d’écolier ? Et des baskets. ? Hein ? C’est. C’est absurde ! J’avais l’impression d’avoir maigri. J’étais plus petit, aussi. Je rêve ou quoi ? »

En un instant, Hiroshi retrouve l’été de ses 14 ans. Retour dans le passé ou rêve éveillé ? Le secret ne sera pas dévoilé mais là n’est pas l’important. La nostalgie reprend ses droits, tout est exactement comme dans l’enfance du héros. Hiroshi revit avec bonheur ses quatorze ans : il se découvre un intérêt pour les mathématiques (!), qu’il voit comme un jeu, pour le sport –retrouver la vigueur de sa jeunesse lui fait pousser des ailes-, et observe son entourage avec un intérêt accru. Il conserve malheureusement son penchant pour l’alcool, ce qui lui cause quelques soucis.

« Du haut de mes 48 ans, j’éprouve une joie toute simple à retrouver les bancs de l’école, à réapprendre », « Je revivais mes 14 ans et découvrais à quel point ils avaient été précieux… Je savourais ces instants de bonheur. »

L’intérêt du récit se trouve dans le fait qu’Hiroshi sait d’avance ce qu’il va advenir des personnages. Quand sa sœur affirme qu’elle sera hôtesse de l’air, il sait déjà qu’elle ne réalisera pas son rêve et sera femme au foyer. Il sait aussi que son ami Daisuké deviendra un écrivain reconnu. Il sait enfin que, cette année là, son père quittera le domicile conjugal, sans laisser d’explications. Il se doute bien que ce retour vers ses quatorze ans n’est pas innocent : il est revenu spécifiquement à l’été qui précède cette disparition. Plusieurs questions se posent alors à lui : doit-il modifier son passé ? Les amourettes d’adolescent sont-elles permises à un homme marié ? Et surtout : peut-il (doit-il) empêcher le départ de son père ? En modifiant son passé, ne va-t-il pas aussi changer son avenir ? Quel poids avons-nous sur le cours de nos vies ? En parallèle de ces questionnements, Hiroshi observe sa vie d’adulte, son absence auprès de son épouse et de ses filles, sa manière de reproduire le schéma tracé par son propre père. Taniguchi nous entraîne dans un scénario dont on croit connaître le dénouement mais qui étonne souvent par ses rebondissements.

La grande qualité de Quartier lointain repose ainsi sur la narration de Taniguchi. Le lecteur sait que le récit va le mener inexorablement vers le départ abrupt du père d’Hiroshi, mais tout le talent du mangaka est d’intégrer de petits imprévus dans son récit. Hiroshi pense qu’il va revivre cette période exactement de la même manière qu’il l’a vécue 34 ans auparavant, mais il se trouve surpris par quelques changements, certes mineurs, mais qui l’intriguent beaucoup. De plus, le récit en parallèle de sa vie d’adulte ajoute de l’épaisseur à l’histoire et fait écho aux choix du père d’Hiroshi. La maîtrise de Taniguchi se situe dans sa capacité à créer du sentiment et de l’ambiance même dans les scènes les plus banales, son découpage est habile et rien n’est superflu.

On qualifie souvent de figé le trait de Taniguchi. Son dessin se situe certes bien loin des scènes chargées en mouvement du shônen mais il s’adapte parfaitement à sa manière de conter son histoire. Son trait est fin et épuré, ce qui lui évite de surcharger le récit d’effets inutiles. De plus, Taniguchi atteint l’excellence lors des représentations de paysages.

Quartier lointain de Jirô TaniguchiQuartier lointain serait, à mon sens, à réserver aux plus âgés. Même si des adolescents peuvent trouver de l’intérêt dans cette histoire, elle fera écho dans l’esprit des adultes : souvenirs, regrets, réflexions sur la vie et sur la famille, suivies d’une fin prévisible mais paradoxalement surprenante.

Quartier lointain a remporté au festival d’Angoulême 2003 l’Alph Art du meilleur scénario. Il a aussi obtenu le « prix Canal Bd des libraires spécialisés ».

Jirô Taniguchi vient de sortir aux éditions Casterman Un Zoo en Hiver, où il raconte ses souvenirs de jeunesse et son parcours d’auteur.

Quartier lointain, tomes 1 & 2

de Jirô Taniguchi

Editions Casterman

13,50 € le tome.

2002

Collection Écritures
Quartier lointain existe aussi en édition intégrale, au prix de 30 €.

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