Délire monstrueux
En ce moment au cinéma vous pourriez aller voir le nouvel Iron Man qui est très bien, très drôle et tout le toutim, on ne vous en tiendra pas rigueur, enfin pas trop.
Ou alors vous pourriez vous intéresser à la rétrospective Stanley Kubrick que propose l’UGC à Bordeaux. Pour l’occasion, entre deux rediffusions de la plupart de ses films, on pourra aussi apprécier les deux diffusions du documentaire Room 237 prévues. Ce documentaire, qui sort officiellement le 19 juin 2013, propose une analyse du film The Shining par des personnes qui en ont fait une interprétation très approfondie et dont le film a changé la vie. Vu la teneur de leur analyse, on est en droit de se demander si ce bouleversement dans leurs vies ne serait pas dû à des substances contrôlées.
La resplendeur
Le documentaire est passionnant, on y découvre beaucoup de chose intéressantes, les points de vue des analyses et interprétations divergent ou concordent pour certaines, mais elles se rejoignent surtout dans leur coté capillotracté. Je ne vais pas les développer ici (il vaut mieux voir le documentaire pour ça) mais je vais garder les grandes lignes comme point de départ pour mener la réflexion un peu plus loin. Je dis réflexion, mais on risque d’être plus proche du délire ou de la divagation.
Le cinéma de Kubrick est un des plus étudiés et analysés, probablement parce que la majorité de ses films est adaptée de livres que lui-même a librement réécrit pour qu’ils collent à ce qu’il veut dire. Je ne suis qu’un amateur éclairé de ses films mais je comprends que les exégètes passionnés s’en donne à cœur joie, parce qu’il y a de quoi faire. Avec Twin Peaks, Lost Highway et Mulholland Drive de David Lynch, les films de Kubrick doivent être les plus sujets aux interprétations diverses, folles et intrigantes des internautes.
Room 237 développe donc plusieurs théories sur le film The Shining. La première, qui est expliquée et illustrée par des extraits, fait du film une métaphore sur l’extermination des Amérindiens ou Américains d’origine par les colons lors de la fondation des États-Unis. Ça commence fort.
La deuxième grosse théorie de Room 237 est celle qui fait du film une métaphore encore, mais de l’Holocauste cette fois-ci.
La théorie suivante, qui est assez amusante, fait de Shining un aveu allégorique de Stanley Kubrick, qui, fort de son expérience sur 2001, l’Odyssée de l’espace, aurait accepté de filmer le soi-disant alunissage d’Apollo XI en contrepartie d’objectifs ultra sensibles pour pouvoir filmer Barry Lyndon à la bougie.
Le reste des analyses du film fait la part belle à la psychanalyse freudienne, aux symboliques multiples des scènes et décors, aux allusions sexuelles, à la notion de dualité, à la mythologie grecque, à la récurrence du nombre 42 (apparemment Kubrick et Douglas Adams se rejoignent sur la réponse à la grande question sur la vie, l’univers et tout le reste) et à la frontière entre rêve et réalité. Il en ressort que le passé reste toujours un sujet aussi fascinant que mystérieux par sa subjectivité.
Ici Terre à taux logis
Je vais m’aventurer un peu dans la tératologie (l’étude des monstres). Dans le documentaire, il est aussi question du coté monstrueux de l’hôtel dans lequel se déroule l’action de The Shining. L’hôtel existe réellement, mais Kubrick le déconstruit totalement, il y ajoute des chambres, crée par la magie du montage des couloirs là où il n’y en a pas, des fenêtres impossibles et des moquettes improbables.
L’hôtel devient un personnage à part entière du film, mais un personnage chimérique fait d’un assemblage d’éléments divers, telle une créature de Frankenstein immobilière.
Par association d’idées, je me suis souvenu que lors du visionnage du Dark Knight Rises de Christopher Nolan, je m’étais fait la réflexion que Gotham City (celle du film mais surtout des comics) est une ville tout à fait monstrueuse, mais représentative des histoires qui s’y déroulent. À l’origine, Gotham est une des anciennes appellation de New York, mais au fil des aventures, la ville est devenu une chimère, un mélange de beaucoup d’autres. New York s’est mélangée à l’architecture de Chicago, de Los Angeles, du West London, de Pittsburg, Newark, Tokyo, Hong Kong ou Glasgow.
Et pour appuyer sur la tératologie urbaine, prenons l’exemple de l’asile d’Arkham que Gotham City abrite. Arkham est l’asile d’aliénés et prison pour super-vilains, qui ne se situe pas toujours au même endroit dans les histoires de Batman, mais qui souvent se retrouve sur une île – tout comme Alcatraz, l’île-prison au large de San Francisco. L’asile d’Arkham a sa propre histoire dans la mythologie batmanienne mais elle est fortement inspirée par l’œuvre de H. P. Lovecraft, qui est une sommité en ce qui concerne les monstres.
Pour revenir un peu au dernier Batman de Nolan, The Dark Knight Rises s’inspire et adapte principalement trois titres différents, Dark Knight Returns, Knightfall et No Man’s Land. Mais Nolan a précisé qu’il s’est surtout beaucoup inspiré du Conte des deux Cités de Charles Dickens et il est vrai qu’on retrouve bien dans le film les notions de résurrection, d’ombre et lumière, de justice sociale et la présence de l’eau. Mais la référence définitive au livre de Dickens dans le film, réside dans l’extrait que récite le Commissaire Jim Gordon et qui conclue le film.
Si on a appris quelque chose de la trilogie de Nolan, c’est bien que Batman est un personnage intimement lié à la peur. Il connaît la peur très jeune et apprend par la suite à s’en servir contre les caïds de la ville, dans le deuxième film c’est le Joker, brillamment interprété par Heath Ledger, incarne la peur sous sa forme la plus pure. Et dans le dernier volet Bane est le générateur de peur. Mais de façon générale, tous les personnages dans Batman sont des monstres, que ce soit physiquement, mentalement ou par leurs actions.
Donc il est normal que la ville qui les abrite le soit aussi. Et dans le dernier film de Nolan, elle devient même un État indépendant, une cité révolutionnaire, une nouvelle Commune vouée à être écrasée.
Dans la bibliothèque de l’aveugle, le borgne est roi
Toujours par association d’idées, quand on me parle résistance, lutte dans une cité envahie, dualité et ville monstrueuse, je ne peux m’empêcher de penser à Invasión, un film de Hugo Santiago, co-écrit par Jorge Luis Borges.
Le film raconte comment un petit groupe de résistants lutte contre un ennemi indistinct dans une sorte de Buenos Aires artificielle et monstrueuse renommée Aquiléa.
On retrouve dans le film le duel flou entre le bien et le mal, des références à la mythologie grecque, l’image de la dualité, le temps cyclique et la fascination pour les miroirs de Borges. Arrivé à ce point de l’article, le lecteur averti (qui en vaut deux mais ça ne veut pas dire qu’on gonfle les stats chez Mandorine) aura remarqué qu’on revient ici à des thèmes qui étaient présents dans l’analyse de Shining.
Quand on mélange mythologie et tératologie en littérature, on peut obtenir plusieurs résultats. Ces résultats peuvent aller des déjà cités Lovecraft et Borges à James Joyce. Joyce et son Ulysse qui en transposant l’Odyssée d’Homère dans la ville de Dublin, la fait muter, la transforme et la rend monstrueusement épique.
Tous ces lieux, l’hôtel de Shining, Gotham City, Aquiléa ou le Dublin de l’Ulysse de Joyce sont des lieux étranges, comme le sont la plupart des villes fictives. Des lieux fantastiques et fascinants.
Mais on est également forcé de constater que la création implique l’imagination, et non la simple reproduction. C’est la distance par rapport au réel et non la prétendue fidélité de la représentation qui suscite l’émotion d’une nouvelle esthétique et donc de l’art. Ces lieux deviennent un emblème, avant d’être un espace urbain, ils sont un théâtre des opérations, une scène symbolique où se déroulent les stratégies poétiques et les enjeux dramatiques des différentes œuvres.
Ces villes sont devenues des composés urbains, des espaces synthétiques, amalgames d’éléments épars, des villes artificielles, dérivées de celles qu’on peut connaître. Le côté inquiétant et monstrueux ne vient pas tant d’une différence absolue mais justement de sa proximité et ressemblance avec ce que l’on considère comme réel. Ce ne sont pas des mondes complètement autres, mais presque notre monde, à peine différent, une légère déviation de celui-ci. On touche à ce que Pierre Jourde appelle des géographies imaginaires ou à ce que Foucault (Michel de son prénom, pas Jean-Pierre) appelle des hétérotopies.
Ça, c’était pour le coté purement théoriquement barbant qui permettra aux bacheliers de recopier.
On se frotte les yeux et gratte la tête
Mais pour revenir à James Joyce, il existe une autre de ses œuvres qui nous ramène également à Shining, je veux parler de Finnegans Wake. Ce roman presque impossible à résumer est connu pour ses jeux avec la langue anglaise, ses mots-valises et son côté cyclique de livre sans fin, parce qu’idéalement un lecteur insomniaque pourrait arriver à la dernière page et recommencer à lire la première pour avoir la suite de la narration. Mais le roman est aussi connu pour son jeu perpétuel sur la frontière entre rêve, sommeil et l’état de veille, réalité.
Pour le clin d’œil le mot WordPress est tiré de Finnegans Wake, donc on peut dire que c’est grâce à (à cause de, selon le point de vue) James Joyce que vous pouvez lire cet article mystique, ésotérique et monstrueusement long, comme beaucoup de mes phrases. Mais pour me justifier et citer une autre personne que le Finnegans Wake de Joyce a inspiré, comme disait le théoricien des médias Marshall McLuhan :
« Le message, c’est le medium. »
En conclusion, je vais ajouter à ce pavé dans la mare de la logique que dans Le héros aux mille et un visages, Joseph Campbell présente l’idée du Monomythe. Le terme, emprunté lui aussi à Finnegans Wake, développe l’idée que tous les mythes racontent essentiellement la même histoire. Donc à la base, Jésus Christ, Superman, Luke Skywalker, Indiana Jones, Ulysse ou mettons Iron Man parlent de la même chose. Ce qui nous ramène à ce dont je parlais en début d’article.
Room 237 de Rodney Ascher
sortie le 19 Juin 2013
séance en avant-première le mardi 30 avril à 21 h 15 à l’UGC Ciné Cité de Bordeaux.